exposition
Que seraient les créateurs et
créatrices, souvent peu versés dans l'art de la communication, sans celles et
ceux qui ont fait œuvre de faire connaître et de diffuser la poésie ?
Dans
les cabarets, sur les ondes radio, à la télévision et même sur Internet, tout
au long du XXe siècle, des hommes et des femmes, journalistes, éditeurs,
traducteurs, souvent peu connus, ont transmis au public leur amour des mots, et
amené la poésie sur le devant de la scène, à la rencontre des publics. Ces
inlassables passeurs méritent à leur tour un peu de lumière.
Par Romain Bigay.
André-Pierre Leclercq, né en 1915, est d'abord un poète. Il l'affirme déjà dans le choix du pseudonyme sous lequel il place sa personne publique : Luc, comme le saint patron des imagiers, et Bérimont comme le lieu-dit situé près de sa maison d'enfance à Ferrière-la-Grande. L'image, la représentation, la métaphore, l'attachement aux souvenirs et la nostalgie de l'enfance.
Son premier recueil, Domaine de la nuit, il le publie clandestinement pendant la guerre, en 1940. Engagé dans la Résistance, Luc Bérimont publie dans Poètes casqués, la revue d'un autre grand passeur de poésie, l'éditeur Pierre Seghers. Il fréquente alors un cercle de jeunes poètes influencés par Max Jacob et Pierre Reverdy, l'École de Rochefort, sorte de parenthèse d'évasion dans une période terrible. Il y croise Jean Bouhier, René Guy Cadou, Guillevic ou encore Jean Rousselot.
Après-guerre, c'est en homme de radio qu'il se fera l'inlassable passeur de poésie sur les ondes, qu'elle soit lue, déclamée, improvisée ou bien sûr, chantée et mise en musique. À partir de 1948, il devient ainsi producteur d'émissions, pour le Poste Parisien, puis pour l'ORTF et ensuite Radio France. Pendant plus de 30 ans, il met toute son énergie à diffuser la poésie sous toutes ses formes, et ses émissions, notamment Avant Première, La Parole est à la nuit, La Fine Fleur de la chanson française ou Jam-sessions chanson-poésie, sur France Inter, lui permettent d'éveiller un large auditorat à la musique des mots, et aux mots mis en musique. Grand défenseur des auteurs compositeurs et interprètes, il se lie d'amitié avec ceux qu'il s'acharne à faire connaître du grand public : Brassens, Brel, Ferré, Nougaro, Félix Leclerc, Guy Béart et tant d'autres.... Et ils le lui rendent bien, en mettant en musique certains de ses poèmes : Léo Ferré, avec Noël et Soleil, Lise Médini avec Je suis plus près de toi et Numance. En 1988, le musicien Reinhardt Wagner compose un album de chansons, sur lequel les poèmes de Bérimont sont interprétés par Jacques Bertin.
Poète reconnu, il reçoit de nombreux prix, comme le Prix Cazes, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres, le Grand Prix Sacem des poètes en 1983, et surtout, le grand Prix de poésie de l'Académie Française en 1981 et le Goncourt de Poésie en 1987. Il est également élevé au grade de Chevalier des Arts et des Lettres. Depuis 1983, il repose « entre deux paradis - Le sommeil et l'herbage ».
Déjà membre de la Société des Gens de Lettres, André Leclercq adresse à la Sacem sa demande d'adhésion en septembre 1942. Dans celle-ci, il revendique plus de 120 sketchs diffusés sur Radio Paris. La poésie et la radio, ce sont les deux passions qui vont occuper toute la vie de Bérimont après la guerre, à l'ORTF puis à Radio France.
Né en 1926, Jean-Pierre Rosnay est initié très jeune à la poésie par son oncle Justin, ancien professeur de l'École Normale qui lui fait lire les grands classiques. Dès sa plus tendre enfance, il se met à écrire, et écrira toute sa vie. Son adolescence est avant tout marquée par la guerre. En octobre 1941, à la disparition de son père, membre important du réseau de résistance rhônalpin Combat, il prend à son tour le maquis, en Haute-Savoie puis dans le Vercors. Il n'a même pas 16 ans... En 1944, celui que l'on surnomme Bébé est chargé d'assassiner le chef de la Gestapo lyonnaise, Klaus Barbie. Il est fait prisonnier, torturé, avant de s'évader. La guerre, ses traumatismes et ses camarades tombés au combat accompagneront toute sa vie son écriture. Humble, il s'efforcera toujours de minimiser ses faits d'arme, plaçant son engagement comme le fruit des circonstances.
Après-guerre, il « monte » à Paris et fonde le mouvement jariviste, qui défraye la chronique dans le Saint-Germain des Prés des années 50, en organisant ce qu'il n'est pas encore convenu d'appeler des happenings ou performances, comme l'enterrement de l'existentialisme ou l'enlèvement de Julien Gracq. Il y côtoie aussi bien Isidore Isou, Boris Vian, Juliette Gréco, que Georges Brassens, Guy Bedos ou Georges Moustaki, dont il est le beau-frère. A l'instar de Robert Desnos ou Philippe Soupault, il entend trouver le succès et pour cela, ne néglige aucun média. Radio, télévision, téléphone, minitel, Internet (il créé le premier réseau de Poésie sur minitel et, quelques années plus tard, poesie.net, un des premiers sites culturels francophones), il fera toute sa vie flèche de tout bois. Son ouverture est aussi un acte de résistance face à la figure classique du poète maudit et la fatalité de la reconnaissance posthume.
Il se tourne alors à l'aube des années 1960 vers le cabaret, et fonde le Club des poètes, espace de spectacles et de performances poétiques. La fine fleur des mots fréquente le lieu : Aragon, Queneau, Neruda, Darwich, Georghiu... Toujours dans sa volonté de mettre en lumière l'art poétique et de le diffuser au plus grand nombre, il crée en 1978, avec Léopold Sédar Senghor, le premier Festival international de poésie de Paris.
Son esprit de résistance, son anticonformisme, c'est aussi à la radio et à la télévision qu'il les laisse s'exprimer. Le Club des poètes devient une émission populaire, tout comme sa formule d'ouverture « Amis de la poésie, bonsoir ! ». Le ton et la programmation sont très libres, toute forme d'expression poétique est accueillie sans distinction de genre ou de notoriété. Il n'hésite jamais à provoquer l'ordre établi, et ses émissions sont souvent censurées, voire interdites, comme après la diffusion du poème Liberté Égalité Fraternité de Victor Hugo en pleine guerre d'Algérie.
Tout au long de sa vie, il publie des essais, des romans, ainsi qu'une dizaine de recueils de poésie, dont Le Treizième Apôtre, Comme un bateau prend la mer et Les Diagonales chez Gallimard. En 1985, il reçoit le grand Prix Sacem des poètes.
Jean-Pierre Rosnay, de son vrai nom Jean-Charles Romeas, fait sa demande d'adhésion à la Sacem en qualité d'auteur le 23 mai 1958, avec comme œuvres principales les poèmes de son recueil Comme un bateau prend la mer, publié chez Gallimard en 1956. Ses deux parrains sont alors Max Lajarrige et De Formé dit Marcus.
Auteur, traducteur, éditeur, Pierre Seghers a consacré toute sa vie à la poésie, la sienne et celle des autres. Pourtant, rien ne destinait ce fils d'inventeur de procédés photographiques à s'intéresser aux mots. S'il se prend d'amour au lycée pour Hugo, Racine ou Musset, il démarre ensuite une carrière dans l'administration, notamment au cadastre. C'est d'ailleurs suite à diverses mutations qu'il fait une rencontre décisive, qui va changer sa vie, et celle de la poésie française au XXe siècle : Louis Jou, lecteur accompli, éditeur et graveur passionné. Ce dernier va lui transmettre l'amour de la fabrication des livres. « C’est chez Jou que j’ai respiré pour la première fois l’odeur de l’encre, que j’ai entendu sonner sous l’ongle les feuilles de papier, que j’ai pris dans les casses ces magiques petits blocs de plomb qui deviennent des livres », confie-t-il ainsi dans le volume qui lui est consacré de la célèbre collection qu'il créera des années plus tard.
En 1938, il crée à Villeneuve-lès-Avignon sa première maison d'édition, les Éditions de La Tour, et publie son premier recueil, Bonne Espérance. Pendant la guerre, il créé la célèbre Revue Poètes Casqués, qui publie Aragon, Éluard, Masson ou encore Bérimont, ainsi que les poètes prisonniers en Allemagne. En 1942, il reçoit le Grand Prix de Poésie de l'Académie Française.
En 1944, à peine la Libération a-t-elle eu lieu qu'il publie le premier volume de sa célèbre et prestigieuse collection Poètes d'aujourd'hui, consacré à Éluard. Sa volonté est simple : prendre par la main le lecteur pour lui permettre d'entrer dans l'oeuvre d'un poète, et ainsi la rendre accessible au plus grand nombre. Il ne se doutait pas que cette idée allait faire de lui le plus grand éditeur français de poésie. Le suivant est consacré à Aragon, et plus de deux cents volumes suivront aux éditions Seghers, constituant ainsi une véritable anthologie de la littérature poétique. Ce succès l'amène à créer d'autres collections sur le même concept, dont notamment Poésie et Chansons.
Considérant la chanson comme une sœur jumelle (et égale !) de la poésie, il consacre en 1962 le numéro 93 de Poètes d'aujourd'hui à... Léo Ferré ! C'est un petit scandale dans le monde feutré des lettres. Comment cet art mineur pourrait-il être élevé au rang de poésie ? Il récidive ensuite avec Brassens, puis Brel. Chacun de ces numéros devient également un numéro de Poésie et Chansons. La collection accueillera par la suite Aznavour, Guy Béart, Anne Sylvestre, Barbara, Serge Gainsbourg, Mouloudji, Julien Clerc...
Seghers ne se contente pas d'éditer les poètes chanteurs. Il écrit lui-même des chansons. Léo Ferré met ainsi en musique Merde à Vauban, Juliette Gréco interprète Le voyou et la voyelle, Mouloudji prête sa voix à Des filles il en pleut. De célèbres compositeurs comme Gérard Jouannest, Philippe-Gérard, Jacques Loussier ou Yannis Spanos mettront également ses textes en musique. En 1984, il reçoit le Grand Prix Sacem des poètes, un an après avoir créé avec Pierre Emmanuel La Maison de la Poésie de la Ville de Paris. En véritable pèlerin de la poésie, il parcourt le monde pour porter la voix des poètes, jusqu'à sa mort en 1987.
Pierre Seghers fait sa demande d'adhésion à la Sacem le 16 mars 1948. Dans celle-ci, il atteste de la publication de quatre recueils : Bonne Espérance, publié en 1938 aux éditions de la Tour, qu'il a créées, Le Chien de pique, Le Domaine public et Le Futur antérieur.
Née en 1917 à Saint-Sevran-sur-mer, Angèle Vannier passe son enfance à Rennes. À 22 ans, alors étudiante en pharmacie, elle est frappée de cécité suite à un glaucome. Elle va alors libérer son imaginaire pour se soigner par les mots, et pour voir désormais le monde à travers eux.
Dès la fin des années 40, repérée par Théophile Briant, elle publie ses poèmes dans la revue Le Goéland. Elle participe quelques temps au émissions de radio de Per Jakez Hélias, mais c'est son poème Le Chevalier de Paris qui lui ouvre la voie vers la chanson. Écrit en 1950, celui-ci est mis en musique par Philippe Gérard et chanté par la môme Piaf. De nombreux interprètes prêteront leur voix à ce texte, comme Yves Montand, Jacqueline François ou Catherine Sauvage, qui chantera également Par Viviane et par Merlin, toujours mis en musique par Philippe Gérard. Le succès est fulgurant, si bien que la chanson est traduite en anglais par Johnny Mercer, sous le titre When The World Was Young. Elle sera interprétée par Frank Sinatra et Bob Dylan. Et Marlène Dietrich lui prêtera sa voix en allemand, sous le titre Die Welt war jung.
Plusieurs de ses textes seront mis en musique par le harpiste Myrddhin (Cantate pour la Saint Jean, Riwanon...), Paul Dirmeikis (Si je plante ma langue en terre) ou André Popp (Petite belle de 15 ans). Grande amie de Paul Éluard, qui l'influence et l'encourage, elle continuera toute sa vie à produire des émissions de radio et à publier des recueils de poésie.
Angèle Vannier signe son acte d'adhésion aux statuts de la Sacem le 4 octobre 1948. Elle a en effet été admise comme adhérente en qualité d'auteur quelques temps avant, le 22 septembre. Son écriture chancelante, et la mention d'une personne tierce pouvant agir en son nom, rappellent la cécité qui a frappé l'autrice dès son entrée dans l'âge adulte.