Puissance majeure au Nouveau Monde, la France fut une nation esclavagiste dont des millions de citoyens aujourd’hui descendent de personnes réduites en esclavage, qu’elles soient natives du continent africain ou soient – en majorité – nées dans les fers.
Aux Amériques et dans l’océan Indien, la naissance de cultures créoles sous souveraineté française laisse un exceptionnel héritage musical – biguine, zouk, maloya, séga, gwoka, bèlè… – dont l’histoire des deux côtés des mers est d’une profusion immense.
Cependant, dans la culture populaire comme dans l’historiographie des programmes scolaires, l’esclavage reste longtemps un point aveugle de la conscience collective. Et cela d’autant plus que la chanson va perpétuer longtemps clichés et préjugés hérités de l’esprit du Code Noir.
Exposition rédigée par Bertrand Dicale.
Ecoutez la playlist et retrouvez en vidéos les témoignages de Christine Salem et Chris Combette sur notre chaîne YouTube.
En partenariat avec la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dans le cadre du Mois des mémoires 2021. #cestnotrehistoire
Le cataclysme fécond
CE QUE L'ESCLAVAGE A ENGENDRÉ CULTURELLEMENT
L’esclavage n’est pas seulement un crime de masse d’une ampleur immense. Il est aussi le fondement de sociétés nouvelles. Et paradoxalement, il constitue l'un des creusets culturels les plus féconds de l’Histoire : la créolisation.
Donnant naissance à des centaines de genres musicaux qui modèlent largement le paysage musical de la France d’aujourd’hui, la créolité fédère des sociétés et des cultures qui sont toutes nées du même entrelacs de catastrophes humaines et d’opportunités historiques : une situation singulière de déracinement, de rencontres imprévisibles et d’acculturation, perpétuellement polarisée par la haine de soi et une fascination ambiguë pour l’autre.
Créole, créolité, créolisation : définition
Longtemps, on a parlé de « musiques noires » pour désigner des musiques d’Amérique dans lesquelles l’apport africain paraissait une évidence. Or, cela ne rendait pas compte de réalités culturelles subtiles et incontestablement conséquentes de l’esclavage, comme le son cubano, la biguine ou le calypso. Le poids de l’empire culturel américain tendait aussi à isoler le jazz ou le blues de musiques strictement contemporaines nées au Brésil ou dans la Caraïbe.
Peu à peu, la convergence entre linguistes, musicologues et historiens s’est faite avec l’intuition fondatrice du poète Édouard Glissant, qui s’inspire de l’usage du mot « créole » dans sa Martinique natale pour désigner un ensemble de réalités présentes ailleurs dans le monde et procédant de la même logique historique.
Apparu en portugais puis en espagnol et en français à la fin du XVIe siècle, le mot créole désigne des personnes nées dans les colonies d’Amérique, d’abord blanches puis, par extension, de tous phénotypes. Puis le terme désigne des langues et d’autres formes culturelles, et jusqu’à des végétaux ou des animaux – le créole de la Louisiane, la valse créole, le chou créole, le chien créole.... Aujourd’hui, la créolité désigne ces réalités – notamment musicales – de manière parfois plus large car la créolisation (nous y reviendrons !), initiée au temps de l’esclavage, reste un phénomène actif sur le temps long. En ce qui concerne les sociétés créoles, plutôt que de parler de choc de cultures, parlons plutôt d’un choc d’acculturations. C’est ce qui fait la singularité profonde des cultures créoles par rapport à d’autres cultures modelées par le contact, l’échange ou la migration. Car les populations qui bâtissent le Nouveau Monde sont culturellement incomplètes. C’est évident pour les esclaves, séparés de leur structure sociale natale (leur famille, tout simplement, mais aussi l’organisation du pouvoir, du savoir, du culte, de la mémoire) et de leur histoire collective dès qu’ils ont été razziés par les chasseurs africains d’esclaves. Quant aux colons, leur société est longtemps déséquilibrée et d’une dureté peu imaginable aujourd’hui : isolement, structure sociale incomplète (peu de femmes, absence de vieux), caractère très utilitaire du peuplement (militaires, marins, administrateurs, colons proprement dits)… Contexte insuffisant pour perpétuer toutes les pratiques culturelles loin de l’Europe, il sera d’autant plus facile d’agréger des éléments musicaux épars que l’on ne sera pas dans un contexte de « vraie » fête de la Saint-Jean ou de « vrai » Noël enneigé. Une des caractéristiques constantes de la créolité sera dès lors l’aptitude au bricolage culturel, au remploi, au patchwork.
La plus grande aventure musicale de l’humanité
Biguine, blues, boléro, bossa nova, calypso, danzón, gospel, jazz, kompa, maloya, mambo, merengué, milonga, morna, ragamuffin, reggae, reggaetón, rocksteady, salsa, samba, sega, ska, soca, son cubano, tango, zouk… Cette liste pourrait s’étendre encore, mêlant le lointain de terres ensoleillées et le présent de nos soirées européennes. Des centaines de genres musicaux ont fleuri depuis le XVIIe siècle dans les pays où l’expansion des nations européennes a eu recours à l’esclavage. Mais abolir l’esclavage ne fait pas disparaitre ses traces, et encore moins si elles semblent en être l’envers en termes de perceptions sensibles. Car lever les bras en l’air en s’enivrant de plaisir musical ne semble pas une remémoration des supplices effroyables vécus pendant des siècles par des Africains et des afro-descendants réduits en esclavage. Et pourtant…
Ce crime, unique par sa durée comme par son ampleur, a été d’une paradoxale richesse culturelle. Depuis quelques décennies s’impose l’habitude de désigner tous ces genres musicaux par un vocable rendant compte de leur commune généalogie : on parle de musiques créoles pour évoquer ces musiques nées directement ou indirectement de la rencontre entre colons européens et esclaves africains – puis leurs descendances depuis le XVIe siècle.
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Le poids des siècles
Ce creuset de tant de genres musicaux n’est homogène ni dans le temps, ni dans l’espace. L’apogée de la traite atlantique dirige naturellement l’attention vers les Amériques des XVIIIe et XIXe siècles, mais le champ des cultures créoles s’étend également, depuis le XVIe siècle, jusqu’à l’océan Indien, certaines contrées d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie et même à l’Europe, produisant des musiques ainsi que des langues, des cuisines, des danses, des littératures orales ou écrites, des arts plastiques, des pratiques théâtrales, des rites sociaux, des religions… L’élément le plus difficile à comprendre – et même à admettre – pour un esprit contemporain est que, malgré l’ampleur et la violence du crime, il agit sur les sociétés et les communautés comme un élément structurant sur le temps long. Autrement dit, il régit la vie sociale tout entière de certains territoires pendant plusieurs siècles. Plus étrange encore pour un esprit contemporain : l’esclavage peut n’être pas remis en cause pendant plusieurs générations et donc s’installer durablement – et même « définitivement » – dans les consciences individuelles et collectives. Malgré les résistances des personnes esclavagisées, malgré l’opposition constante de fractions de la société au principe même de l’esclavage, celui-ci est majoritairement perçu comme « normal » et donc comme un élément fondateur pour des sociétés entières.
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L’esclavage, indispensable au Nouveau Monde
L’esclavage occidental constitue la première confrontation massive de populations venues d’Afrique et d’Europe – pour l’essentiel dans un tiers continent, l’Amérique. De cela découle une différence fondamentale entre les deux entreprises d’esclavagisation de populations africaines. La traite arabo-musulmane est plus longue et plus étendue que la traite occidentale : 17 millions d’esclaves africains entre le VIIe siècle et la chute de l’empire ottoman en 1920, contre 11 à 13 millions pour les colonies européennes entre le XVIIe et le XIXe siècle.
Dans le premier cas, les structures culturelles ne sont jamais remises en cause autrement qu’à la marge par la présence d’Africains. Dans le second, celle-ci marque profondément la construction de cultures qui, malgré la brutalité du pouvoir des uns sur les autres, sont des pages vierges. La vieille Europe comme le vieux Proche Orient ont connu beaucoup d’invasions ou de déportations. Mais nulle part les supposés vaincus n’ont modelé la culture de leurs supposés vainqueurs comme c’est le cas dans les cultures créoles, qui ne gomment jamais totalement l’esclave. Il est vrai que le recours à l’esclavage par les nations européennes outre-mer mais aussi par les premières nations indépendantes d’Amérique est perçu comme une solution irremplaçable pour permettre le développement économique. Sans esclaves, pas de Nouveau Monde.
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La violence du déracinement
La créolité ne va pas seulement naître de la forme extrême d’oppression que constitue l’esclavage. Elle naît du déracinement, de la rencontre et de l’acculturation des esclaves – mais également du reste de la société, y compris les maîtres. Le déracinement est une évidence en ce qui concerne les Africains arrachés à leur environnement physique, affectif, social et culturel natal. Chacun d’eux vit une tragédie individuelle marquée par la « prise » violente (et les deuils et destructions qui y sont liés), la marche forcée vers un port de traite, la captivité intermédiaire puis la déportation dans une terre inconnue, chacune de ces étapes étant marquée de violences et de traitements inhumains qui détruisent le lien racine.
On l’oublie facilement : l’entreprise de conquête d’un Nouveau Monde par les Européens se caractérise, en ce qui les concerne, par la rupture de la relation verticale d’enracinement avec le sol, la filiation, le territoire. Ce déracinement est d’abord une réalité en termes physiques, face à une météorologie, une faune, une flore, une géographie et même des maladies différentes de celles du continent d’origine. Il faut garder à l’esprit ce que ressentent ces hommes et femmes parvenus de l’autre côté des mers : que la société dans laquelle ils sont nés existe encore ou non, ils savent qu’ils ne la retrouveront jamais.
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L’urgence du langage commun
Avec l’esclavage au Nouveau Monde survient la rencontre, dans un même espace, de plusieurs populations ; et ces populations ne se rencontrent que parce qu’existe cet espace. D’ailleurs, quel que soit le mode de relation dans les terres de créolisation (esclavage, travail « engagé » d’Africains, d’Asiatiques ou d’Européens, cohabitation plus ou moins pacifique avec les populations amérindiennes), ces contacts se font avec la claire conscience que l’autre est tout à fait différent et dans l’urgence de disposer d’un langage commun. C’est ainsi, d’ailleurs, que naissent les langues créoles, agrégeant des lexiques européens, des structures syntaxiques d’origines variées et les universaux de ce que les linguistes baptisent « langues zéro ».
La créativité musicale créole survient de situations à la fois classiques dans leur principe (célébration, divertissement, cohésion…) et imprévisibles dans leurs modalités – par exemple sur une terre où voisinent paysans anciennement européens, petits contingents d’Africains des débuts de l’esclavage, marins débarqués, colons raflés au fond des ports et des prisons royales… D’une infinité d’anecdotes très locales dans le temps et dans l’espace vont naître les musiques créoles, sans que ce vaste mouvement de confrontation culturelle ne soit sans doute jamais ressenti comme participant d’un mouvement de civilisation.
Constance de la haine de soi
L’esclave retenu dans la captivité et la négation de son humanité va sans doute danser, mais sur quel arrière-plan psychologique ? Chez les Blancs, il ne faut pas oublier la genèse du peuplement des premières générations de colons : décisions de justice, exil politique ou religieux, ruptures familiales, crises économiques... Quel est alors le rapport affectif ou symbolique à la culture d’origine ? Il se tisse, dans toutes les couches des sociétés créoles, une constante mésestime de soi-même dont on ne sait pas toujours si elle est la cause ou la conséquence de fonctionnements souvent plus cruels encore que le seul crime de l’esclavage. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, à la Martinique, 12000 Noirs libres et mulâtres possèdent le quart des 80000 esclaves et le tiers des propriétés ; ainsi, pendant des siècles, l’éclaircissement de la peau constituera le centre des stratégies matrimoniales et sexuelles…
Ces réalités sociales ont leur pendant culturel : le mépris de la bourgeoisie argentine pour les premières décennies du tango ou de l’establishment jamaïcain pour le reggae, l’opprobre dans laquelle est tenue la mizik a vié nèg des Antilles françaises…
Une société créole déteste volontiers être créole, comme par nostalgie des identités-racines. Et peut revendiquer de manière tout aussi illusoire tantôt une pureté africaine, tantôt une pureté européenne.
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Toujours ambiguë, la fascination pour l’autre
Pratiquement, que se passe-t-il quand un maître donne un violon à un esclave pour qu’il apprenne à jouer la musique sur laquelle on dansera entre Blancs un soir de fête ? L’esclave apprend la contredanse, la valse ou la polka et son intérêt est de jouer le mieux possible, en effaçant de son jeu tout ce qu’il suppose déplaire au maître, ce qui lui assurera aussi un certain prestige auprès des autres esclaves – c’est ce que l’on peut appeler une fascination ambiguë.
Symétriquement, la société blanche peut se délecter du spectacle de danses pratiquées par les esclaves, ce qui amènera le menuet congo à la cour du roi Louis XVI. Enseigné à la noblesse à Versailles par des colons de Saint-Domingue, il annonce la vogue de mille musiques exotiques ensuite. Surtout, cette fascination ambiguë est une figure particulière de l’échange culturel avec la population esclavagisée, sans doute parente, au plan anthropologique, du « mulâtrage » – cette liberté sexuelle accordée de fait aux hommes blancs avec les femmes de couleur.
Malgré la férocité de la hiérarchie raciale, malgré la centralité de la race dans le fonctionnement social, économique, juridique et symbolique de ces sociétés, la musique exprime régulièrement des séductions croisées, paradoxales, inattendues qui subvertissent les barrières de races. Mieux : elles les brouillent systématiquement.
Ni noires, ni blanches ; trop noires, trop blanches
Au début des années 1770, le peintre italien Agostino Brunias quitte Londres, où sa carrière est florissante, pour les Petites Antilles. Il voyage et peint à la Dominique, à Saint-Kitts, à Saint-Vincent, à la Grenade et à la Barbade. Reparti quelques années en Europe, il reviendra finir sa vie à la Dominique. Les ambivalences des tableaux de Brunias sont en elles-mêmes un document. Il sera très critiqué plus tard pour avoir peint une sorte d’esclavage heureux. Mais, de son vivant, il passe pour subversif et secrètement anti-esclavagiste.
Par exemple, on ne sait pas ce que représente au juste son célèbre tableau Scène de danse aux Antilles : une maîtresse s’étant déchaussée pour danser avec des villageois libres, une esclave de maison dansant avec d’autres esclaves appartenant au même maître, une allégorie des divers « états » coexistant dans une île de la Caraïbe ? Ou, avec un peu de malignité, Brunias a-t-il représenté la réalité connue des natifs des sociétés créoles, à savoir que même la couleur de peau n’est pas toujours une donnée exacte ?
En tout cas, il résume ce que sont les cultures nées des siècles d’esclavage : ni tout à fait noires, ni tout à fait blanches, et toujours un peu trop blanches ou un peu trop noires… Imprédictibles, pour reprendre un mot aimé d’Édouard Glissant.
A la recherche des symptômes
REVISITER LA VIE D'HENRI SALVADOR
Les traces contemporaines de l’esclavage affleurent souvent, y compris dans un domaine aussi léger que la musique de variété. Dans l’histoire des individus, dans le récit qu’ils font de leurs origines, dans leurs inclinations et leurs pratiques artistiques, dans leur image auprès du public et des professionnels, on peut distinguer héritages, traumatismes, cicatrices et discriminations liées aux siècles de traite.
Par exemple, examinons la vie et la carrière d’un artiste éminemment populaire, Henri Salvador, né en 1917 en Guyane française et mort en 2008 à Paris.
Un recordman des variétés françaises
Henri Salvador commence sa carrière très modestement en faisant des sketchs aux terrasses de cafés parisiens vers l’âge de quinze ans, en 1933. Il s’éteint le 13 février 2008, quelques semaines après avoir rempli le Palais des Congrès. Cela fait soixante-quinze ans, soit un peu plus que le règne de Louis XIV, sous lequel fut promulgué le Code Noir, qui établissait le cadre légal de la mise en esclavage d’Africains dans les colonies françaises. Pour qui aime Zorro est arrivé ou Mon jardin d’hiver, il n’y a guère de rapport encore cette exceptionnelle réussite d’artiste et une situation vécue il y a quelques siècles à quelques milliers de kilomètres des salles et des studios parisiens.
Or, comme la vie de tous les descendants d’esclaves, une part de la trajectoire personnelle d’Henri Salvador est surdéterminée par cette particularité partagée par quelques millions de citoyens français. Et cela impacte également sa carrière, dans un entrelacs complexe de réminiscences avouées, de stratégies discrètes ou de silences têtus.
Un nom « espagnol »
Henri Salvador a dit souvent que son père Clovis Salvador, natif de Morne-à-l’Eau, commune du cœur de la Grande-Terre, en Guadeloupe, tenait son nom et sa peau claire d’un ancêtre espagnol passé par là. Ses pommettes saillantes viennent des origines amérindiennes de sa mère, elle-même issue par sa mère d’une des dernières communautés de descendants du peuple caraïbe vivant sur l’île à l’arrivée des Français en 1635.
Mais l’ancêtre espagnol est une fable : Henri Salvador porte le nom de son arrière-grand-père paternel, l’esclave Salvador, affranchi à l’âge de dix-sept ans en 1833 avec ses frères et sœurs par leur maître, le sieur Pierre Benjamin. Les esclaves ne portant pas de nom patronymique, ce seront les enfants de celui-ci qui prendront ce prénom pour nom de famille.
La pratique de ces affranchissements est caractéristique d’une oppression masculine additionnée à l’oppression esclavagiste : les maîtres garantissent la docilité de leurs concubines esclaves par la menace de la vente des enfants nés de leurs relations sexuelles et par la promesse de leur affranchissement. D’ailleurs, la mère est souvent donnée comme esclave à son enfant naturel et mulâtre.
Une lignée mulâtre sous la IIIe République
Henri Salvador naît le 18 juillet 1917 à Cayenne, en Guyane française. Son père, né en 1881, est un mulâtre comme – certainement – son arrière-grand-père, l’esclave Salvador. Dans une société structurée autour de statuts raciaux plus que de statuts sociaux, la stratégie commune aux descendants d’esclaves ayant du sang blanc est de ne pas « retourner au nègre ». Des stratégies matrimoniales en résultent qui, notamment, dévalorisent l’institution du mariage au profit des unions multiples et informelles avec des femmes plus foncées qui « gagnent » à « blanchir » leur descendance. Et, symétriquement, « petits Blancs » et mulâtres préservent tous les atouts de leur statut.
L’égalitarisme de la fonction publique de la IIIe République produit des personnages comme Clovis Salvador qui (outre qu’il a « les cheveux plats ») jouit du prestige d’un poste en vue : il est percepteur à Cayenne. Il porte des costumes achetés par correspondance à la Samaritaine, joue du violon et fait écouter du Chopin à ses trois enfants – Henri étant le plus jeune.
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Un Guadeloupéen parigot
La famille Salvador arrive à Paris à la fin de l’été 1929. L’ambition est claire : Clovis Salvador ne fait pas que « monter » à Paris, comme le ferait un fonctionnaire de Pézenas ou de Pontivy quittant la fonction publique pour entrer dans le privé ; il veut que ses enfants soient des Français de France. En Guyane, les enfants Salvador avaient la peau claire et portaient toujours des chaussures – un signe de distinction sociale autant que d’aisance financière. Dès le jour de son arrivée à Paris, Henri entend un passant le qualifier de nègre. Et alors que sa famille était particulièrement bien vue à l’église, son curé du Ve arrondissement refuse qu’il soit enfant de chœur. Il découvre une autre hiérarchie raciale.
Stratégie de compensation symbolique ou « loi de la rue », Henri Salvador arrive à douze ans en France après n’avoir jamais parlé que la langue des terres créoles françaises d’Amérique et adopte très rapidement un accent parigot outré – qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie.
À quinze ans, un cousin guadeloupéen né en Guyane, provoque un choc décisif en apportant chez les Salvador un 78 tours de Louis Armstrong. La vie d’Henri est bouleversée : il veut devenir musicien de jazz.
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Guitare, jazz, Brésil, sketchs
Henri Salvador pense d’abord devenir batteur, avant d’entendre Django Reinhardt à la radio. Le violoniste et clarinettiste martiniquais Ernest Léardée, lui donne son premier engagement. Mais sa passion n’est pas la biguine de son enfance : à partir du milieu des années 30, il joue presque exclusivement du jazz. Night clubs et dancings, galères ou contrats prestigieux, Salvador mène une vie de musicien professionnel à la fois jouisseur, chanceux et bosseur.
La défaite de la France en 1940 l’amène en zone libre, où il rencontre Ray Ventura. Le génial fondateur des Collégiens reconstitue son orchestre, immensément populaire mais dispersé par la guerre. Il propose à Salvador de devenir guitariste, chanteur et comédien dans son orchestre, qui doit partir à Rio de Janeiro. Jusqu’à la fin de la guerre, l’orchestre sillonne l’Amérique latine avec succès.
En 1944, Salvador s’évade des Collégiens : pendant plus d’un an, il chante et fait rire en brésilien… Langue et musique lui ont été immédiatement familiers – parenté créole classique chez les Antillais. D’ailleurs, après ses ultimes concerts à Paris, il devait partir chanter une dernière fois au Brésil en 2008.
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Maladie d’amour, succès et drame
Dès le Brésil, Salvador chante sur scène Maladie d’amour, chanson à laquelle il donne une mise en scène poétique et originale : il balance sa guitare pour la faire sonner comme les cloches d’un mariage à l’église. Mais les paroles en créole de cette chanson douce sont tragiques, disant que l’amour ne conduit qu’à la mort. Dès qu’il commence à se faire un nom en solo en France, en 1947, il enregistre Maladie d’amour, son premier succès, également enregistré par des centaines d’artistes dans le monde, dont Nat King Cole.
C’est aussi un drame personnel : Salvador a déposé Maladie d’amour sous son nom à la Sacem, pensant qu’il s’agissait d’un air traditionnel. Or la chanteuse Léona Gabriel l’a enregistré dès 1931 avec l’Orchestre de la Boule Blanche, une formation de bal antillo-parisienne. Adolescente, Léona Gabriel, venant de Martinique en Guyane, avait été décrétée « petite sœur » de la mère de Salvador. Devenue, en 1928, à Paris, l’épouse de Ferdinand Niquet, alias Daniderf, compositeur d’immenses chansons populaires comme Je cherche après Titine, elle se défend et ce conflit juridique et familial laisse un goût amer : pendant des années, Henri Salvador refuse de chanter Maladie d’amour – comme une métaphore des rapports contrariés de beaucoup d’Antillais avec leur identité.
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« Nos ancêtres les Gaulois »
Le Salvador des années 40-50 est un chanteur fantaisiste passionné de jazz, avec l’orchestre de Ray Ventura, dans des revues ou des opérettes avec Yves Montand ou Mistinguett, au cinéma, sur des scènes très populaires ou dans des cabarets chics… Il rencontre Boris Vian, comme lui fou de jazz et fou de mots, avec qui il compose des centaines de chansons dans tous les styles, y compris en 1956 les premiers rock’n’roll français avec le canular – et le bide – du 45 tours d’Henry Cording en 1956.
À partir de 1957, le calypso étant une vogue mondiale, ils commencent à trousser des chansons « typiques » – calypsos, biguines, mazurkas… Ainsi, en 1960, il triomphe avec Faut rigoler, sorte de biguine latine chantée avec un accent antillais de comédie qui évoque « Nos ancêtres les Gaulois / Cheveux blonds et têtes de bois » – cette origine mythologique des Français enseignée aux enfants des écoles de la IIIe République jusqu’à Cayenne.
D’ailleurs, Boris Vian écrit aussi pour un autre Guadeloupéen, Gérard La Viny qui écrit des biguines fantaisistes pour les cabarets tropicaux parisiens (Bois un coup et va au lit, Ma mère c’est ta belle-mère…).
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« Le petit nègre »
Le paradoxe de Salvador est finalement qu’il est un homme différent qui ne parle jamais de sa différence… sauf pour en rire. Considéré par certains Antillo-Guyanais comme un « oncle Tom », considéré par d’autres comme un objet de fierté, il se situe dans des ambiguïtés typiques de sa terre d’origine. Après tout, il est élevé dans une classe sociale qui ne parle jamais créole en public et en fait un usage extrêmement limité dans la sphère privée.
Ne fait-il pas de même, un peu embarrassé chaque fois qu’il doit parler créole dans des circonstances mondaines ? Mais il pratique avec vérité (et même avec tendresse) l’accent et le parler français des Antilles.
Jouissant d’une seconde gloire depuis l’album Chambre avec vue, sorti alors qu’il a quatre-vingt-trois ans, en 2000, il reste encore d’une infinie discrétion sur un certain aspect de sa carrière : il élude toute question sur le racisme connu en France et notamment dans son métier. Début 2001, il est d’une exquise délicatesse pour évoquer dans les médias la mémoire de Charles Trenet, de quatre ans son aîné, qui vient de disparaitre. Dans le métier, on tire son chapeau : chacun sait que, pendant des décennies, et pas seulement en privé, Trenet ne l’appelait que « le petit nègre ».
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La biguine, pépite de la créolité
Parmi tous les genres musicaux nés de la phénoménale fécondité du monde créole, la biguine est longtemps la plus familière aux Français, bien évidemment parce que sa naissance mythique à Saint-Pierre, capitale économique et culturelle des Antilles françaises, est teintée par la nostalgie d’un monde anéanti par l’éruption de la Montagne Pelée en 1902.
Mais la biguine est aussi un genre emblématique de la singularité d’un processus culturel qui abolit la distinction entre origines africaines et européennes et illustre l’extrême singularité des cultures fondées sur l’esclavage transatlantique.
La créolité, fabrique de musiques universelles
Les musiques du monde créole ne sont pas des musiques européennes, pas plus que des musiques africaines. Comme nous le disions dans la première salle de cette exposition, les cultures qui naissent au Nouveau Monde sont caractérisées par le déracinement de ceux qui y vivent, leur rencontre avec l’autre, leur acculturation plus ou moins totale, la haine de soi à l’œuvre dans ces sociétés et la fascination ambigüe – celle de l’opprimé pour l’oppresseur, celle de l’oppresseur pour l’opprimé.Ainsi, le processus de naissance des musiques créoles peut être modélisé, sinon dans sa chronologie exacte, mais du moins dans sa logique génétique. Il s’agit toujours de la rencontre d’éléments à l’origine épars, hétérogènes, étrangers les uns aux autres, qui s’agglomèrent pour constituer une nouvelle réalité qui n’était distinctement en germe dans aucun de ces éléments, même s’ils restent parfois reconnaissables.Dans les explications « racinaires » brandies çà ou là, on dira qu’un tambour est toujours africain et au combat contre l’ordre colonial, ou qu’un violon est toujours du côté de la culture « blanche » et de l’exploitation. Mais la réalité des cultures créoles est infiniment plus complexe, et c’est ce qui fait de ces musiques – blues, reggae, samba, biguine – des idiomes universels.
Biguine et tout-monde
La biguine est un exemple de ce processus mis en lumière par Édouard Glissant, convaincu que l’expérience vécue par une poignée d’humains pendant quelques siècles sur une petite île de l’arc des Antilles est une métaphore de la destinée de l’humanité entière – le Tout-Monde, c'est-à-dire un monde dans lequel aucune contrée n’est ignorée par d’autres et dans lequel chacun peut entrer en relation avec tous.Dans le monde créole, deux dynamiques sont toujours en jeu, dès le XVIIe siècle : d’une part, l’agrégation imprévisible et unique d’éléments à l’origine éparpillés, autonomes et lointains ; d’autre part, un mouvement constant qui ne cesse de modifier, corriger, réinventer ses musiques dans une course en avant qui fait se succéder innovations et transformations.Ainsi, la genèse de la biguine peut être considérée comme emblématique de la singularité historique de la créolité : elle n’est ni complètement africaine, ni entièrement européenne, elle entrelace rythme et mélodie, plaisir de la danse et délectation poétique, fonction récréative et rôle social, sans jamais se réduire à l’une ou l’autre dimension. Sans la biguine, il est impossible d’imaginer l’ampleur culturelle du zouk ou de la soca à travers le monde, y compris dans des voyages de retour symboliques qui ont influencé voire modelé des musiques d’Afrique ou d’Europe.
Calenda et "fêtes" d'esclaves
La pratique de musique par les esclaves est attestée dès les premiers temps de leur présence au Nouveau Monde. À la Martinique, le peuplement français s’amorce en 1635, et recourt rapidement à la main d’œuvre africaine esclavagisée. D’emblée, les esclaves disposent d’espaces récréatifs. Les textes d’époque attestent que ces occasions festives ont aussi pour fonction de socialiser les esclaves nouvellement arrivés d’Afrique, et qu’on y voit les participants s’emparer de la musique qu’ils entendent par ailleurs. Ces « fêtes » sont contrôlées par la puissance publique ou par la caste des mais ces interstices d’expression existent, d’ampleur, de fréquence et de modalités extrêmement variables.Vers 1750 à Saint-Domingue, on emploie le terme bamboula, d’origine bantoue, pour désigner une danse mais aussi un tambour de Noirs dans des réunions musicales licites. Le nom est ensuite employé aux États-Unis ou en Amérique du Sud. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, on donne le nom de calenda (ou calinda, ou caringa) à des danses figurant des combats de bâton, sporadiquement interdites ici ou là. Elles semblent l’écho de pratiques africaines mais, également, de l’escrime pratiquée de manière ostentatoire par les militaires de l’Ancien régime. Et ce nom, s’il est voisin de termes venus d’Afrique, est aussi en espagnol celui de danses exécutées par les fidèles voire par le clergé à l’intérieur des églises lors de certaines fêtes au sud de l’Europe et interdites par le pape au XVIIIe siècle.
Au commencement, du bélé et de la polka
Certes, l’ordre esclavagiste a disparu en 1848, mais la société qu’il a modelée porte partout l’empreinte de ses distinctions raciales. D’ailleurs, les Antillais diront volontiers que la biguine est mulâtre, tant elle cumule d’éléments et d’influences plus ou moins directement attachés à diverses ethno-classes de la société martiniquaise. Schématiquement, on entend dans la biguine un rythme rural, associé à la fois aux grandes masses prolétaires des champs de canne, des usines à sucre et des distilleries, et au petit peuple éparpillé des cultivateurs vivriers, les uns et les autres étant massivement descendants d’Africains esclavagisés ou « engagés » après l’abolition. Héritier de la vieille calenda, ce bèlè (ou belair, comme on orthographie alors) est une pratique principalement tambourinaire. Musique vernaculaire, elle est d’autant moins figée que l’évolution économique et sociale conduit les communautés rurales à des remaniements et bouleversements constants. Ensuite, la polka est arrivée à Saint-Pierre dès les débuts de sa vogue parisienne. Musique des salons, elle se démocratise et surtout se créolise dans les débits de boissons ou les bals populaires.
Un instrumentarium s’impose dans les lieux de musique avec clarinette, trombone, violon, banjo, piano et batterie rudimentaire. Il faut y ajouter une sorte d’idéologie sensuelle assez particulière, qui fait de Saint-Pierre la capitale d’une identité créole se revendiquant comme éduquée, cravatée, fière d’elle-même et de sa prospérité, mais frénétiquement hédoniste. La biguine martiniquaise naît dans un Saint-Pierre qui s’enivre des fastes indépassés de son carnaval, donne naissance à une littérature sensuelle voire érotique singulière, dispose du plus beau théâtre des Antilles (il vient d’ailleurs de faire faillite quand survient l’éruption), éblouit par les somptueuses fêtes de la bourgeoisie locale… Avec ses cabarets et ses bals, la ville est une capitale musicale sur laquelle règnent les clarinettistes – Alphonse Pouloute, Cyrique, les frères Céran, Massi, Isambert dit Serpent Maigre, Léon Apanon dit Ti Laza. Tous mourront le 8 mai 1902, sauf Isambert, alors engagé à Cayenne, et Léon Apanon, absent de Saint-Pierre en raison d’un bal dans une autre commune. Leur style est volontiers incisif, canaille, chatoyant voire exubérant. Le jeu doit être disert mais implacablement régulier rythmiquement.
La jumelle du Calypso
Au commencement, d’ailleurs, le calypso originel est semblable du point de vue rythmique à la biguine – quelques accents et nuances de tempo mis à part.Un motif mélodique, Mango vert, enregistré en 1912 par le Lovey’s Original String Band, et considéré comme la première trace sonore du calypso, est également un lieu commun de la biguine martiniquaise, attestant de leur gémellité. On le retrouve par exemple dans Calalou, reprenant des thèmes attestés avant l’éruption et enregistré en 1934 par Léona Gabriel. On l’entendra aussi à Trinidad à la même époque dans The Treasury Fire de Lionel Belasco ou Treasury Scandal par Attila the Hun. Et il resurgira régulièrement dans des chansons de carnaval ou des productions commerciales dans les deux traditions, comme Manzé Zaza de la vedette du zouk coquin Francky Vincent en 1988.
Le voyage de la biguine à Paris
Avec Stellio, Léona Gabriel, Ernest Léardée mais aussi des personnalités moins célèbres – et notamment des figures de musiciennes comme Maötte Almaby –, un phénomène neuf survient notamment en raison de l’Exposition Coloniale de 1931 : la France s’entiche d’une musique venue de son Empire.
La biguine en est transformée et ce phénomène confirme la théorie d’un Atlantique noir, océan aussi métaphorique que géographique, à travers lequel la dynamique de créolisation reste à l’œuvre.
Alexandre Stellio
Arrivé à Paris en mai 1929, Stellio commence aussitôt une carrière de musicien de bal exotique. En octobre, il enregistre ses premiers disques – cinq biguines et une mazurka.
Le 4 octobre, il dépose une requête dont les archives de la Sacem gardent mention : « Il n’écrit que des « biguines martiniquaises » et demande à ce que l’examen d’auteur lui soit donné dans ce genre. Ensuite, il demandera à passer l’examen de compositeur mélodiste. »
Le 27 novembre, il passe les deux examens d’auteur et de compositeur.
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L’examen d’auteur en créole
Il est admis à l’examen d’auteur avec le sujet « La fleur fanée ou le petit bouquet retrouvé après des années au fond d'un coffret. Souvenir mélancolique ou sentimental ». Il écrit trois couplets en créole, inscrits dans la réalité sociale et anecdotique martiniquaise : « C’était un soir d’Sainte-Cécile, Nous té ka fait en ballade, À minuit dans toute la ville, C’était pour fait sérénade. Quand nous rivé case Nella, Oui, Nella fiancée moin, Dans balcon-ille et sans témoin, Il fait moin cadeau fleur campèche-la ».
La référence à l’odoriférante fleur de campêche, inconnue en Europe, dit bien que l’intention de Stellio n’est pas de proposer un texte « d’exportation » à des auditeurs français.
Il est jugé « insuffisant, remis à six mois pour lui permettre de travailler » à l'examen de compositeur.
Les textes des examens d’auteur restent en général dans les archives de la Sacem, tout simplement parce que les candidats n’ont pas le droit d’en conserver copie. Il est amusant que Petite fleur fanée devienne le titre d’une biguine co-composée et écrite par André Salvador – le frère aîné d’Henri – et enregistrée en 1933 par sa co-compositrice Léona Gabriel, immense artiste à jamais associée au souvenir de Stellio.
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Léona Gabriel, une destinée
Quand Léona Gabriel commence à chanter avec Stellio, ce sont des retrouvailles, car l’un et l’autre se connaissent depuis leur jeunesse – et, quant à nous, nous l’avons rencontrée dans la salle précédente. Elle est née à Rivière Pilote, en Martinique, en 1891. Dans des circonstances assez romanesques, elle arrive orpheline en Guyane, à l’âge de quatorze ans, avec ses sœurs. Elle y sera soutenue par une « tante » guadeloupéenne, la mère d’Henri Salvador. À Cayenne, elle commence à chanter et son chemin croise naturellement le musicien le plus en vogue de la ville, Stellio.
Devenue majeure et ayant terminé ses études de dactylographie, elle part comme secrétaire pour la compagnie qui creuse le canal de Panama. Revenue en Martinique, elle devient la compagne d’un industriel du sucre mais, à la suite de leur rupture, elle part s’installer à Paris à l’aube des années 1920. Sa rencontre avec Léo Daniderff (de son vrai nom Ferdinand Niquet) l’aide à se lancer dans le monde des variétés. Après plusieurs années de vie maritale, elle épouse en 1928 le compositeur de Je cherche après Titine, Le Dénicheur ou Le Grand Frisé. Mais ils divorcent en 1931, alors que Léona Gabriel est entrée dans l’orchestre de Stellio.
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Référence et gardienne de la tradition
Comme beaucoup d’artistes travaillant dans le domaine des musiques traditionnelles, Léona Gabriel a dans son répertoire des titres nés d’une élaboration collective ou anonyme. Il semble que Maladie d’amour, qu’elle enregistre début 1931 avec l’orchestre de la Boule Blanche, soit au moins inspirée d’une chanson de carnaval martiniquaise. Son litige avec Henri Salvador, en 1948, autour de cette chanson, se soldera par un arbitrage courant en la matière : Maladie d’amour est désormais considérée comme une chanson traditionnelle, Léona Gabriel cosignant avec Jean Marchand le texte et avec Henri Salvador la composition de Mélodie d’amour (sur les motifs de Maladie d’amour) quelques années plus tard.
À cette époque, la chanteuse trône comme référence et comme gardienne des traditions de la biguine en Martinique. Car en 1935, après quelques années de frénétique activité dans les boîtes de nuit et dancings parisiens, elle épouse un médecin militaire d’origine martiniquaise. Elle vit quelques années au Sénégal puis retourne dans son île natale en 1948. Elle continue à chanter sporadiquement son répertoire de biguines classiques avec des musiciens locaux, anime des émissions de radio et donne des causeries sur la Martinique de jadis, sorte de marraine d’une nostalgie de Saint-Pierre perpétuellement renouvelée.
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Une certaine Germaine Dévarieux, étudiante
Léona Gabriel est considérée aujourd’hui comme la première chanteuse professionnelle antillaise. Le statut d’artiste populaire étant dévalorisant dans le monde créole, il l’est plus encore en ce qui concerne les femmes. Léona Gabriel y échappe en raison de l’aura « officielle » de l’Exposition Coloniale, puis de son mariage et de son retour en Martinique qui retissent le lien avec ses origines dans la bourgeoisie industrielle à la peau claire. Il faudra attendre les années du zouk, avec Jocelyne Béroard de Kassav' ou le groupe Zouk Machine pour que des femmes mènent réellement carrière dans la musique aux Antilles.
Pourtant, ce sont des chanteuses qui sont les principaux vecteurs d’une bonne part de l’histoire de la biguine en France, à commencer par Germaine Dévarieux, dont on ne sait que son état d’étudiante de vingt ans lorsqu’elle enregistre, le 21 décembre 1926, pour les Archives de la parole, projet au long cours de la Sorbonne, le titre Ninon mwen révé-w et une autre biguine (Mwen di Doudou mwen ka mo) interrompue par la longueur d’un cylindre de cire de moins de deux minutes.
La première fait partie d’un cycle de biguines dédiées à la même femme et éditées en 1925, mais circulant depuis plusieurs années. Elles ont été écrites et composées par Joseph Brisacier, né à Grand-Bourg de Marie-Galante, appartenant à une famille blanche établie dans l’archipel de la Guadeloupe depuis la fin du XVIIe siècle.
Dans les orchestre antillais, des femmes audacieuses
Les années de vogue de la biguine en France sont propices à des trajectoires de femmes audacieuses. La Martiniquaise Nelly Lungla arrive à Paris dans les années 20, passe par les orchestres du Bal de la rue Blomet mais aussi par une tournée de la Revue Nègre, avant de devenir une personnalité des Antilles parisiennes, signant même quelques textes de biguines et dirigeant une troupe de danse folklorique.
Parmi ses danseuses, Jeanne Rosillette, dont la légende dit qu’elle chante Ah ! gadé chabine-la, Mussieu Satan faché et Mussieu Dollar au cours de la première séance d’enregistrement de Stellio à Paris, le 16 octobre 1929, parce que son compagnon, le batteur et chanteur Crémas Orphilien, est en retard pour la séance.
La France européenne (cette « troisième île » des Antillais) donne aussi plusieurs grandes artistes à la biguine. Moune de Rivel est la fille d’une professeure de piano native de Guadeloupe et mariée à Bordeaux à un compatriote. La petite Cécile grandit en voyant régulièrement chez elle Léona Gabriel ou Stellio. Elle fait ses débuts sur scène quand elle a quinze ans, en 1933. Elle mènera une carrière d’une exceptionnelle longévité à Paris et aux États-Unis, devenant la plus prolifique artiste hors-sol de la culture antillaise.
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Maïotte Almaby, entre la Martinique et Gabriel Fauré
Née à Toulon en 1890 de parents martiniquais (son père est officier d’artillerie), Maïotte Almaby reste quelques années professeure de musique à Fort-de-France, nantie de ses prix de violon et de chant au Conservatoire de Paris, où elle a été la première femme « de couleur » à être admise. Elle choisit de rentrer en France à l’aube des années 30. Elle ne sera pas seulement compositrice et chanteuse, mais également la seule femme cheffe d’orchestre dans la musique antillaise de l’entre-deux guerres.
Reçue à l’examen de compositeur de la Sacem en janvier 1929, elle passe le concours d’auteur en décembre 1934, les archives témoignant de la formule d’époque : « Didier, Marie Eustasie, épouse assistée et autorisée de M. Almaby, signant Maïotte Almaby dite Waddy ». La démarche est indispensable puisqu’elle a écrit paroles et musique de Madiana et ne peut percevoir ses droits d’auteur. La chanson, célébrant la Martinique, a été enregistrée par son propre orchestre et par quelques autres formations antillaises, mais surtout par Joséphine Baker en 1931 puis en 1933.
Maïotte Almaby se produit en 1935 dans une revue du Casino de Paris, où elle mêle biguines en créole et mélodies françaises pour lesquelles un critique évoque un art proche de Gabriel Fauré – une musique savante, noble, accessible.
Elle s’éteint prématurément en 1939, quelques semaines avant Stellio.
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La biguine, passion française
La vogue de ce Bal Nègre et la passion pour la biguine des noctambules parisiens (mais aussi à Marseille ou Bordeaux) se nourrissent mutuellement, tant et si bien qu’à l’aube des années 30, le genre musical né aux Antilles devient une mode des variétés françaises. Mais il faut pour cela l’événement décisif de l’Exposition coloniale de 1931. Huit millions de visiteurs se pressent du 6 mai au 15 novembre 1931, après onze ans de préparation et trois ans de travaux sur un site de 110 hectares à l’est de Paris, entre la Porte Dorée et le bois de Vincennes. Avec Stellio et Léona Gabriel, la biguine s’installe au pavillon de la Guadeloupe (à côté de la réplique du temple d’Angkor Vat au Cambodge).
Pendant l’Exposition, Stellio, qui a publié une dizaine de 78 tours depuis 1929, enregistre douze titres pour six nouveaux disques, en précisant bien sur l’étiquette sa situation d’orchestre officiel. Au passage, il déclare des chansons qui, devenues des classiques, seront ensuite revendiquées par Léona Gabriel, comme l’increvable Ah ! mi Roro, évocation d’un clarinettiste chéri de ces dames.
Le succès est tel au pavillon de la Guadeloupe que Stellio décide de créer son propre cabaret à Paris et se fait remplacer à l’exposition par un autre clarinettiste martiniquais, Sam Castendet, pour le dernier mois de représentations. Rue de l’Arrivée, à Montparnasse, Stellio ouvre le Tagada Biguine, décoré par l’immense Paul Colin.
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« Une danse très gentille qui vient des Antilles »
« À chaque saison il faut quelques pas nouveaux / Mais tous ces pas ne durent pas / Regardez le black bottom il est dans les pommes / Le shimmy aussi est fini / Le tango est rococo pour les gigolos / Ils en ont assez c’est classé / Une danse très gentille qui vient des Antilles / A tout remplacé / C’est la biguine, il n’est rien de plus coquin / Souple et féline, ça se danse avec les reins » : un notaire incarné par Dranem fait entendre C’est la biguine dans l’opérette filmée Il est charmant, sur une musique de Raoul Moretti et des textes d’Albert Willemetz. Le film, sorti en février 1932, a été tourné alors que l’Exposition battait son plein. Les mêmes écriront Pour mettre un peu d’entrain, autre biguine vaguement licencieuse, dans l’opérette Un soir de réveillon créée fin 1932 et portée à l’écran l’année suivante.
Car la conséquence de la révélation par Stellio de la biguine au grand public de l’Exposition coloniale est que la variété française s’entiche aussitôt du rythme nouveau. On entend En dansant la biguine dans le film Le Bidon d’or (sorti le 14 octobre 1932) et Biguine, biguine ! dans Embrassez-moi (21 octobre).
Victor Alix compose La Biguine de mon amant pour l’opérette Mon amant, Vincent Scotto compose J’ai le béguin pour la biguine, Jean Sablon enregistre Béguin biguine sur une musique de Michel Emer, Fred Pearly compose Quand je danse la biguine ainsi que la biguine Babaou dans l’opérette du même titre…
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Paris, capitale de la biguine
Paris biguine n’est pas seulement le titre d’une chanson cosignée par Stellio, qu’il enregistre en novembre 1931 avec l’orchestre de son nouveau dancing. Celui-ci fermera l’année suivante pour rouvrir presque aussitôt, illustrant la chronique chaotique des établissements exotiques de la capitale, sous l’ombre impériale (et la gestion rigoureuse) du Bal de la rue Blomet. Des établissements spécialisés ouvrent et ferment tout au long de la décennie, assurant les débouchés d’une cohorte de musiciens antillais en France – Ernest Léardée, Alexandre Kindou (avec qui Léona Gabriel enregistre sous le pseudonyme de mademoiselle Estrella), Félix Valvert, Sam Castendet, Henri Volmar, Sylvio Siobud, Alphonso, Sosso Pé-En-Kin, Roger Fanfant, Eugène Delouche, les frères Tom, Claude et Bruno Martial, Paul Delvi, Robert Mavounzy, Abel Beauregard, Crémas Ophélien…
On pourrait prendre pour un présage la disparition d’Alexandre Stellio à l’âge de cinquante-quatre ans en juillet 1939, quelques mois après avoir été frappé d’une hémorragie cérébrale sur scène pendant un bal. Mais, de fait, l’Occupation ne sera pas plus cruelle aux musiciens antillais de Paris qu’aux autres musiciens français, la biguine n’étant pas pourchassée avec la même rigueur que le jazz, précisément en raison de sa naissance dans l’Empire français.
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Ernest Léardée face aux évolutions
Les 128 faces de 78 tours enregistrées par Stellio pendant les onze années de son séjour à Paris constituent un patrimoine inégalable pour l’histoire de la biguine et, de manière plus large, pour l’histoire des musiques créoles. Globalement, elles marquent le passage d’une esthétique enracinée dans une réalité ancienne – répertoire et jeu classiques de Saint-Pierre, avec un violon très présent. Dans ses derniers enregistrements, l’évolution n’est pas seulement flagrante dans l’autorité et le niveau de l’orchestre, collectivement aguerri par l’expérience du studio et les centaines de soirées de bal. La musique elle-même a évolué, clairement « contaminée » par le jazz et son système de solos successifs des instrumentistes.
À cet égard, la trajectoire d’Ernest Léardée est emblématique : brouillé avec Stellio après une dizaine d’années de collaboration, il délaisse de plus en plus le violon au profit du saxophone. L’efficacité dans les dancings compte, mais aussi la nécessité d’un discours plus fluide et plus incisif à la fois.
Survivant presque cinquante ans à Stellio (il mourra en 1988), Léardée aura connu après la Seconde Guerre mondiale une contagion ouverte du jazz et des musiques latines dans la musique antillaise, mais aussi les questions –courantes dans ce demi-siècle-ci – du conservatisme et de la folklorisation de pratiques musicales transplantées par l’émigration.
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La biguine dans l’Atlantique noir
L’ampleur des politiques d’émigration vers l’Europe, tout comme le fossé entre niveaux de développement, ont pour conséquence que des musiciens de Guadeloupe, Martinique et Guyane ont pu vivre de longues carrières en Europe sans jamais quitter la musique de leur terre d’origine.
Ainsi peut-on constater la réalité de la notion d’Atlantique noir, développée par des chercheurs ces dernières années, notamment par Paul Gilroy : la logique du rhizome fonctionne toujours aux marges culturelles des nations européennes, qui sont le théâtre de contagions tout aussi imprévisibles que celles qui donnèrent naissances aux cultures créoles. Ainsi, Paris sera une ville importante pour l’influence des musiques cubaines sur les Antilles françaises, du zouk sur les musiques d’Angola et du Cap Vert ou de plusieurs révolutions jazz sur les pratiques musicales de tout l’arc caraïbe…
Reconnaissant, validant, mixant les musiques de partout, une métropole telle que la capitale française agit culturellement avec la fécondité d’une terre créole – sans cesser par ailleurs d’être une ville impériale.}quot;>notamment par Paul Gilroy : la logique du rhizome fonctionne toujours aux marges culturelles des nations européennes, qui sont le théâtre de contagions tout aussi imprévisibles que celles qui donnèrent naissances aux cultures créoles. Ainsi, Paris sera une ville importante pour l’influence des musiques cubaines sur les Antilles françaises, du zouk sur les musiques d’Angola et du Cap Vert ou de plusieurs révolutions jazz sur les pratiques musicales de tout l’arc caraïbe…
Reconnaissant, validant, mixant les musiques de partout, une métropole telle que la capitale française agit culturellement avec la fécondité d’une terre créole – sans cesser par ailleurs d’être une ville impériale.
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Le zouk, entre nécessité et hégémonie
Un petit décalage d’à peine une décennie, et on aurait presque pu, en Europe, parler du zouk comme d’une musique postmoderne, agrégeant des éléments épars comme pour rechercher une efficacité et une puissance inédites. Un peu comme un courant, appelé fusion, a fédéré les énergies du rock et du hip hop. Or le zouk a cette singularité dans l’histoire des musiques populaires de n’être ni un objet de l’ère postmoderne qui commence avec la fin du XXe siècle, ni la conséquence de mouvements humains, sociaux et culturels irrésistibles au cœur d’une société créole. Musique de laboratoire, le zouk est l’incarnation d’un état singulier de la culture des Antilles françaises, si densément traversée d’influences que l’invention de Kassav' va entrer en résonnance avec de nombreuses cultures partout dans le monde.
Alors que le XXe siècle est entré dans son dernier quart, les Antilles françaises sont ouvertes à une multiplicité de flux économiques, humains et culturels. La départementalisation décidée en 1946 a abouti à créer une situation économique paradoxale : si le coût de la vie est nettement supérieur à celui de la France européenne et les revenus, inférieurs (aujourd’hui encore, les minima sociaux ne sont pas tous alignés sur les niveaux métropolitains), elles constituent néanmoins un eldorado pour les habitants des îles voisines. La capacité de consommation de ces îles, malgré leurs difficultés économiques constantes, semble symbolisée par le vacarme de la musique enregistrée, caractéristique des rues de Fort-de-France et Pointe-à-Pitre ou des vastes centres commerciaux de leurs périphéries.Mais la fragilité des structures de production et de diffusion locales explique qu’une grande partie des musiciens antillais vivent dans la « métropole » européenne. De même, les plus grandes vedettes du calypso trinidadien, Lord Kitchener (1922-2000) puis Mighty Sparrow (né en 1935) ou, a fortiori, les grands noms du kompa haïtien choisissent les États-Unis ou la Grande-Bretagne, terres d’accueil des grandes communautés émigrées (et de leur nostalgie).
Une étourdissante diversité de la consommation
Les Antilles sont à la fois ivres et prisonnières de la Relation, consommant une étourdissante diversité de genres musicaux. Deux grandes formations ont une audience débordant de leur île natale : la Sélecta de la Martinique et les Vikings de la Guadeloupe. Mais, dans ces départements d’outre-mer, les variétés françaises exercent un réel empire, de Charles Aznavour à Claude François (avec une prédilection pour les voix romantiques ou emphatiques), tandis que la musique antillaise des aînés (biguine, mazurka, valse créole) reste très écoutée (voire réévaluée par Malavoi), tout comme les élégances racées du boléro et du son cubano. Funk et soul américaine ont un écho profond, tant musicalement qu’identitairement, tandis que la salsa est presque aussi populaire que dans les nations hispanophones de la Caraïbe. Enfin, le reggae a largement commencé sa conquête des cœurs et des esprits rebelles. Quant aux musiques rurales et revendicatives de tambour, le gwo ka de la Guadeloupe et le belair de la Martinique, elles connaissent un réveil aussi musical que politique depuis la fin des années 60. Il faut y ajouter des musiques utilisant des créoles à base française : kompa, kompa direct, kadans rampa venus d’Haïti, kadans-lypso venue de la Dominique.
Boîtes de nuit, labels discographiques locaux, fêtes patronales généreusement amplifiées et radios locales profitant de la législation sur les stations « périphériques » naviguent volontiers entre ces pôles d’attraction.
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Un trio de musiciens dans la troisième île
Ce paysage en perpétuelle refonte va trouver une synthèse foudroyante avec l’invention du zouk. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’une naissance « naturelle » mais du propos délibéré de trois musiciens guadeloupéens qui n’affichent rien de moins que l’ambition de créer un nouveau genre. Pierre-Édouard Décimus est bassiste des Vikings de la Guadeloupe et son frère Georges Décimus, également bassiste, est basé en métropole avec son groupe Vénus One. Jacob Desvarieux, guitariste guadeloupéen élevé en France et au Sénégal, ne connait des Antilles que leur écho « négropolitain ».
À l’aube des années 80, Guadeloupéens et Martiniquais parlent volontiers d’une « troisième île » pour désigner la France européenne, où vit une communauté antillaise de plus en plus nombreuse. Depuis la Seconde guerre mondiale, le flux se grossit chaque année, pour devenir massif à partir de 1963 et de la création du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer). Employés des Postes ou des hôpitaux de l’Assistance publique, nombreux dans les écoles de médecine et les filières de formation des professions juridiques, omniprésents derrière les guichets de la compagnie Air France ou dans les métiers du sport, les Antillais de métropole finissent par constituer la masse critique qui permet aux musiciens de mieux vivre à Paris qu’au pays, car la « troisième île » est aussi peuplée que chacune de ses sœurs de la mer des Caraïbes.
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Kassav' et Kassav' encore
Les frères Décimus et Jacob Desvarieux créent le groupe Kassav’ et le zouk à partir de l’emprunt d’un rythme de base au carnaval de Pointe-à-Pitre, le mas a sin jan. Ils étagent peu à peu des éléments puisés çà et là dans une perspective de « modernisation » musicale visant à élaborer un équivalent antillais au funk ou à la salsa. Ainsi agrègent-ils une basse funk, des « pêches » de cuivres salsa, une polyrythmie des percussions qui incorpore le gwo ka, une guitare rock, les sons de synthétiseur des variétés internationales du moment… Les chanteurs viennent des deux îles, prenant soin de pratiquer un créole compréhensible des deux côtés... Ils baptisent cette musique zouk, mot déjà employé en créole pour désigner une fête organisée chez un particulier.
Au départ, les albums que Kassav' sort à partir de 1979 ne séduisent guère au-delà de cercles restreints. Dès 1982, le groupe emprunte à la Fania All Stars, plus grand collectif de salsa, une pratique aussi séduisante pour les musiciens que pour le public, en enregistrant à la fois des disques sous son nom collectif et des albums solo. Les premiers grands succès de Kassav' seront ainsi sur un album signé en 1984 par Jacob Desvarieux et Georges Décimus – Zouk-la sé sèl médikaman nou ni, Tim tim bwa sèk, Mwen diw awa, Kavalié o dam, Korosol, Yélélé…
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À la conquête de l’Afrique
Le zouk s’affirme comme un précipité unique d’hédonisme et d’engagement, de recherche musicale et d’évidences festives et, au milieu des années 80, il démode brutalement les descendances de la kadans et du kompa qui continuent d’être produites aux Antilles. La rythmique infatigable et tissée serré du zouk s’impose en même temps que les charmes variés de ses cinq chanteurs –Jacob Desvarieux, Patrick Saint-Éloi, Jocelyne Béroard, Jean-Philippe Marthély et Jean-Claude Naimro.
De la même manière que Bob Marley dans le reggae, Kassav' installe son hégémonie sur les ondes aux Antilles et entreprend sa conquête du Sud, notamment en Afrique. Si jamais Guadeloupéens ou Martiniquais n’avaient vraiment pris pied en Afrique noire, celle-ci y cède massivement. En 1985, sur la lancée du succès de Zouk-la sé sèl médikaman nou ni, Kassav’ joue en Côte d’Ivoire et c’est le premier d’une centaine de voyages africains pendant la trentaine d’années qui suivent.
Pour les Antilles, le zouk est une révolution qui équivaut à la fois au glamour radicalement nouveau d’Elvis Presley, aux tubes des Beatles et à la puissance politique de Bob Dylan. Beaucoup de stades africains n’ont jamais connu de telles foules pour des artistes venus d’un autre continent, Kassav' est le premier groupe à majorité noire à chanter en URSS…
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À la conquête du monde
En 1985, Jean-Philippe Marthély de Kassav' a l’idée de ralentir le tempo du zouk à des fins romantiques. Le coup de génie de sa chanson Bel kréati est l’acte de naissance du zouk love, dont le maître sera son confrère Patrick Saint-Éloi, avant que des dizaines d’interprètes n’en fassent une industrie. La puissance irrésistible du zouk – zouk chiré comme zouk love – offre à Kassav’ la première carrière internationale de la musique antillaise, sans jamais que le groupe ne cherche à faire oublier son origine, par exemple en chantant en anglais. Dans les tubes du groupe, on entend des allusions (souvent savantes, souvent habiles) aux anciennes pratiques musicales rurales, en même temps que Kassav' s’intègre au grand concert des musiques du monde et use d’emprunts rythmiques ou harmoniques à cent autres musiques qui jamais ne le font dévier du zouk. Les Antilles, l’Afrique, une bonne partie de l’Amérique latine et toutes les diasporas créoles dans le monde réclament Kassav’.
De la Colombie à l’Angola, de la Côte d’Ivoire au Mexique, on apprend à composer et jouer du zouk. Un peu de la même manière qu’une Jamaïque qui compte alors à peine plus de deux millions d’habitants donne au monde le reggae, le petit million d’Antillais francophones lui offre le zouk.
L’hégémonie du zouk
Les témoins des années 80 évoquent à propos des Antilles un moment singulier de l’histoire culturelle de ces petits peuples : d’une part, une hégémonie commerciale étourdissante (il est à la mode de dire aux disquaires « ban yon (donne-moi en un) » sans prononcer le nom du groupe), d’autre part, une hégémonie stylistique qui finit par occuper la majeure partie de l’espace créatif. Des artistes et groupes antillais ont tôt emboîté le pas de Kassav' en adoptant le zouk. Le trio féminin Zouk Machine accomplit même l’exploit paradoxal d’être classé au Top 50 avant le groupe fondateur du nouveau genre.
Une génération de nouvelles vedettes naît du zouk, avec Gilles Floro (disparu prématurément en 1999 à l’âge de trente-cinq ans), Éric Brouta, Luc Léandry, Éric Virgal, Jean-Michel Rotin ou même la seconde carrière de Francky Vincent, venu de la kadans avant une double conversion au zouk et à la gauloiserie qui lui apportera une certaine renommée dans la France européenne.
Mais certains intellectuels, artistes ou responsables politiques s’en prennent à la « zoukisation » de la culture antillaise, figure classique de la rupture entre une exigence de pureté et le soupçon de « facilité » de la culture populaire. Comme une réponse de la haute littérature à la polémique, l’écrivain Patrick Chamoiseau, trois ans après son prix Goncourt, écrit Pa ni pwoblem, chanson à danser et constat acide sur la réalité de son île, sur l’album Difé de Kassav' en 1985.
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Un préjugé français à l’œuvre ?
Le pays d’Europe continentale qui a été le premier à faire une star de Bob Marley semble ne pas comprendre le phénomène. Quand Miles Davis parle du zouk comme d’un choc majeur, beaucoup de journalistes spécialisés ne saisissent pas quelle révolution peut venir de l’outre-mer français.
Le groupe quitte son producteur discographique martiniquais Georges Debs pour Sony Music en 1987 avec l’album Vini pou, couronné par un disque de platine qui sera suivi de trois disques d’or (Majestik zouk en 1989, Tékit izi en 1992, Difé en 1995). Ensuite, les médias français ont l’impression d’une éclipse de Kassav' alors que le groupe est accaparé par d’incessantes tournées à l’étranger, qui enracinent le zouk dans beaucoup de cultures populaires des nations du Sud comme des nations développées.
Mais le regard de beaucoup de professionnels français reste ignorant de cette réalité, alors que par ailleurs on se désespère du bas niveau des exportations de variétés françaises. Il est difficile de nier que ne joue pas un préjugé sur la francité des Noirs d’outre-mer et de la langue créole…
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La libération des voix féminines
Aux Antilles, que les femmes aient une profession est paradoxalement plus admis qu’en Europe. La structure de la famille matrifocale est un résidu anthropologique de l’exploitation des « ventres », qui attachait à perpétuité les enfants au propriétaire de leur mère. Pourtant, il est toujours mal vu, à l’aube des années 80, qu’une femme travaille la nuit. Depuis Léona Gabriel, très peu de femmes ont donc fait profession de chanteuse, à moins d’être épouses ou filles d’un chef d’orchestre ou d’un directeur de troupe folklorique.
Le zouk libère soudain les femmes. La puissance d’autrice et d’interprète de Jocelyne Béroard, chanteuse de Kassav', lui confère un statut singulier, qui serait l’équivalent d’un composite d’Édith Piaf et de Tina Turner. Son album Siwo, en 1986, fait entendre haut et fort une parole féminine sur le couple, l’amour et la société antillaise qui marque une rupture historique.
À la même époque, les jeunes femmes de Zouk Machine (Christiane Obydol, Dominique Zorobabel et Jane Fostin), trio né du groupe Expérience 7, conquièrent la gloire en Europe. Quant à elle, transfuge des débuts du groupe, Joëlle Ursull atteindra la deuxième place du concours européen de la chanson avec White and Black Blues écrit et composé par Serge Gainsbourg. Tania Saint-Val, Édith Lefel ou Tatiana Miath incarnent également une abondante veine féminine dans le zouk.
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Une culture post-zouk ?
L’écrasant prestige de Kassav', fondateur du zouk, a peut-être eu un effet stérilisant sur l’évolution du genre pendant une trentaine d’années. Que le groupe invite sur un album Stevie Wonder pour un solo d’harmonica et Steve Lukather, le guitariste de Toto, n’empêche qu’il incarne une sorte d’authenticité historique, voire de vérité du zouk. Il court longtemps une polémique parmi les musiciens antillais sur la nécessité de ralentir le zouk pour le confort des danseurs… ou pour s’adapter aux capacités de musiciens moins aguerris que ceux de Kassav'.
Et des questions historiques se poseront sur la possibilité de construire une identité musicale antillaise sans passer par le zouk. Le retour vers la tradition du chouval bwa par Dédé Saint-Prix, l’invention d’un reggae acoustique enraciné en Martinique par Kali et en Guyane par Chris Combette, la recherche d’un dancehall à la fois créolophone et « conscient » par des artistes parmi lesquels émerge Admiral T, les noces d’une écriture jazz et de l’instinct populaire des musiques antillaises chez Mario Canonge-, les synthèses trans-créoles de Fred Deshayes et de son groupe, Soft… les aventures sont multiples, qui combinent et recombinent sans cesse les éléments d’une mémoire aux couches enchevêtrées, tout en reconstruisant à l’infini une identité plurielle pour le temps présent.
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Océan indien, "batarsité" et acceptation
L’ancien domaine colonial français de l’hémisphère Sud, semis d’îles et d’archipels à l’histoire complexe et douloureuse, a vu naître des musiques créoles singulières, reflet d’une mosaïque ethnique parfois plus complexe que dans les Amériques. Ainsi, des sociétés nées de l’esclavage ont produit des faits culturels « blancs » mais aussi des musiques dont l’africanité alléguée a expliqué leur interdiction de fait pendant des décennies, comme dans le cas du maloya de la Réunion, devenu aujourd’hui le symbole d’un métissage qui espère avoir atteint un certain apaisement, notamment avec le personnage central qu’est Danyèl Waro.
Le maloya, musique bannie de la République
Le maloya a, dans les années 1970, ce privilège singulier d’être le seul genre musical qui soit plus ou moins clairement interdit sur le territoire de la République française. Car si les musiques de tambour de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane peuvent être rejetées par la bonne société, elles n’en sont pas moins présentes et tout à fait licites dans des circonstances festives ou sous forme folklorisée pour les touristes. En revanche, le maloya est ouvertement pourchassé par les autorités. Il suffit qu’on l’entende dans une fête pour que tombe le procès-verbal pour trouble à l’ordre public.Il n’est que dans l’enceinte des réunions politiques du Parti communiste qu’on l’entend encore, et sans risque pour les musiciens de se voir saisir leurs instruments ou de payer des contraventions.La société réunionnaise est alors très cloisonnée : les métissages dessinent une infinie palette de couleurs mais n’abolissent ni les préjugés ni les interdits. Démographiquement et culturellement, aucun groupe ethno-social ne domine numériquement et toute la Réunion se retrouve de préférence dans l’aimable frénésie du séga, musique de danse née de la créolité de l'océan Indien.
La Réunion, une histoire douloureuse
Si l’on se centre le regard sur la Réunion, les prodiges de sa créolisation n’ont peut-être pas conquis le monde comme la biguine ou le zouk, mais ne sont pas d’une moindre richesse que ce qui est advenu dans les possessions françaises d’Amérique. Et on y voit même survenir des événements d’une singularité passionnante pour qui essaie de comprendre les conséquences extrêmement complexes des siècles d’esclavage. Dans l’océan Indien, le poids de la France est déterminant dans la construction de la langue créole, même si nombre de possession françaises sont passées sous souveraineté britannique : l’île de Rodrigues, les archipels des Seychelles et des Chagos et évidemment l’Île Maurice. L’exploitation de ces territoires par des planteurs ou des entrepreneurs français a créé des sociétés singulières mêlant esclaves africains et malgaches, ainsi que divers degrés de métissage, avant l’arrivée de travailleurs sous contrat – en général indiens – après les abolitions de l’esclavage.
L’histoire de la Réunion, heurtée et longtemps malheureuse, résulte en partie de sa subordination pendant plus d’un siècle à l’Île-de-France, devenue Île Maurice en même temps que possession britannique en 1814. Auparavant, son isolement dans l’Océan Indien explique qu’elle ait mis presque deux cents ans à atteindre les mille habitants, après sa découverte au début du XVIe siècle.
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La fragilité de la culture européenne
L’île était considérée comme une dépendance de l’île de France, ses ambitions premières sont limitées à une agriculture vivrière. Le XVIIIe siècle voit échouer plusieurs tentatives de développement dans des cultures d’exportation (café, poivre, girofle...). Au moment de la Révolution française, à peine 20% de l’île sont valorisés et une masse de déclassés blancs vivent d’une agriculture de maigre subsistance. Au début du XIXe siècle, l’explosion de l’industrie de la canne à sucre (qui entraine le recours massif à l’esclavage) n’améliore pas leur sort. En 1838, dix ans avant l’abolition de l’esclavage, les deux tiers des Blancs de la Réunion sont des indigents.
Contrairement à ce que l’on imagine en se figurant une seule dualité entre une culture « blanche » dominante et une culture « noire » dominée, l’Europe peut être fragile dans les terres d’esclavage de l’océan Indien. Le lien avec ce continent est à la fois un stock (les souvenirs de chacun) et un flux (les envois de livres et de partitions, les tournées d’artistes, l’arrivée de colons « rafraichissant » la culture de la colonie). La part de la culture « blanche » n’étant pas revivifiée et réactualisée par des relations suivies avec l’Europe dans la même proportion que dans la plupart des cultures créoles des Amériques, la Réunion va être le théâtre de créolisations singulières dans lesquelles certains éléments européens persisteront d’une manière de plus en plus lointaine et fragmentaire.
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À Rodrigues et aux Chagos, des débris créoles
À Rodrigues, à six cents kilomètres à l’est de l’île Maurice, les contacts réguliers avec la France ont cessé peu après la Première Guerre mondiale. Or, dans les grandes occasions familiales et festives, on continue à chanter des romances françaises transmises de bouche à oreille. En 1996, une ethnomusicologue a ainsi enregistré dans une famille de Rodrigues : « Tu as raison Milien / Tout mon ami fidèle / Je chante alors adieu / Voici mon seul bonheur / Hélas tu dois partir hélas / Embellirait ma présence ». La créolisation transforme des débris d’une culture en une culture nouvelle, qui est ici transmise de manière orale de génération en génération dans une population de quelques milliers d’âmes.
De même, la population des Chagos, descendant de quelques centaines d’esclaves et de quelques petits planteurs français exploitant la noix de coco, conservera des pratiques de chansons du quotidien – le sega tambour – usant d’un créole francophone et d’un accompagnement de percussions très sophistiqué, y compris après sa déportation par les autorités britanniques, entre 1968 et 1973, pour faire place nette à la base militaire américaine de Diego Garcia. Aujourd’hui installés pour la plupart à Maurice, les Chagossiens préservent en exil cette célébration d’un art de vivre très simple et isolé pendant des générations dans leur archipel.
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La polka des Hauts de la Réunion
L’abolition de l’esclavage, en 1848, marque le début d’une série de crises économiques et d’événements politiques qui vont chasser ceux que l’on appelle Petits Blancs vers les hauteurs de l’île. Leur particularisme s’accentue : descendants de colons ruinés ou jamais enrichis, ils affirment une distance sociale irréconciliable avec les anciens esclaves ou les populations récemment immigrées pour remplacer ceux-ci, et vont radicaliser cette posture par l’isolement géographique volontaire, comme dans les « îlets », villages au fond de profondes cuvettes dont certains ne seront atteints par la route qu’à la fin du XXe siècle !
Dans ces isolats géographiques, humains et raciaux a été préservée une culture qui s’est gelée pour l’essentiel à la moitié du XIXe siècle, et est restée imperméable à la marche du temps. Ainsi, la polka, avec laquelle ces Petits Blancs étaient montés dans les Hauts de la Réunion, est restée au cœur de pratiques musicales vernaculaires.
Il a fallu longtemps – et l’énergie singulière d’une fratrie – pour faire surgir au grand jour cette musique. À l’aube du XXIe siècle, le groupe Pat’ Jaune tire son nom d’un surnom insultant désignant les Petits Blancs et a sorti la polka de ses Hauts. Cette musique « blanche » de la Réunion se révèle à l’extérieur mais aussi dans l’île elle-même, comme la dernière pièce de sa réconciliation avec sa propre batarsité.
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Le maloya, musique bannie de la République
Le maloya a, dans les années 1970, ce privilège singulier d’être le seul genre musical qui soit plus ou moins clairement interdit sur le territoire de la République française. Car si les musiques de tambour de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane peuvent être rejetées par la bonne société, elles n’en sont pas moins présentes et tout à fait licites dans des circonstances festives ou sous forme folklorisée pour les touristes. En revanche, le maloya est ouvertement pourchassé par les autorités. Il suffit qu’on l’entende dans une fête pour que tombe le procès-verbal pour trouble à l’ordre public.
Il n’est que dans l’enceinte des réunions politiques du Parti communiste qu’on l’entend encore, et sans risque pour les musiciens de se voir saisir leurs instruments ou de payer des contraventions.
La société réunionnaise est alors très cloisonnée : les métissages dessinent une infinie palette de couleurs mais n’abolissent ni les préjugés ni les interdits. Démographiquement et culturellement, aucun groupe ethno-social ne domine numériquement et toute la Réunion se retrouve de préférence dans l’aimable frénésie du séga, musique de danse née de la créolité de l'océan Indien.
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Danyèl Waro, un Blanc dans la culture « cafre »
« Ce que le poète Jean Albany appelait créolie, ce que les Antillais appellent créolité, c’est ce que j’appelle batarsité : chacun est enfant d’esclavagistes, d’esclaves, d’engagés… Mais on cherche une pureté, l’identité locale est toujours gênante. Chacun veut se nettoyer de sa réunionnité, de sa créolité, se sent sali par le blanc ou par le noir », déclarait il y a une vingtaine d’années Danyèl Waro. En 1990, il a déposé à la Sacem la chanson Batarsité. Dans une île où presque personne ne parle créole sans parler français, il n’est pas innocent de choisir une racine française particulièrement rude pour ce mot désignant le métissage de la population de l’île. Mais, en quelques années, ce vocable va être adopté par beaucoup de Réunionnais, et jusqu’à des publications officielles à destination des voyageurs dans le département français le plus méridional.
Petit Blanc des Hauts aux yeux bleus et aux cheveux blonds-roux, Danyèl Waro est devenu le symbole et le porte-drapeau d’une musique habituellement considérée comme « cafre », c’est-à-dire noire : le maloya.
Rénovateur du maloya, il a sans doute moins d’intentions exportatrices que d’autres pionniers des cultures créoles, puisque l’essentiel de son combat porte sur la réconciliation de la Réunion avec elle-même.
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En 1970, le choc Firmin Viry
Danyèl Waro, en fouillant dans les racines du maloya, musique traditionnelle à la réputation longtemps « suspecte », y trouve les tambours des anciens esclaves et « engagés » venus d’Afrique et de Madagascar, le poids de la spiritualité et des rites venus d’Inde avec les « malbars » de la Réunion, les souffrances et le dénuement du bas-peuple des « yabs » – les Petits Blancs des Hauts de l’île… Généalogie complexe, enchevêtrée, dans laquelle les douleurs identitaires sont légion. Il vient de cette région de l’île où villes et villages portent des noms spectaculaires (Le Tampon, Trois Mâts, Le Quatorzième, Le Dix-Septième, La Plaine des Cafres) où vivront beaucoup d’exclus de la prospérité coloniale... Son père, orphelin à douze ans, devra louer ses bras jusqu'à l’âge de trente-quatre ans avant de fonder une famille et d’acheter à crédit un peu de terre. Canne à sucre et cultures d’autosuffisance. Alors qu’au début des années 60 les gosses de France plongent dans le yé-yé, Danyèl Waro bèche sous le soleil avec ses trois frères. De son père, il apprend le travail de la terre et le communisme, soutien des petits planteurs des Hauts. Dans un meeting en 1970, à quinze ans, il découvre le maloya, musique qui ne survit plus que dans ce contexte, avec un concert de Firmin Viry.
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Le maloya, un genre en mouvement
Le maloya, avec son rythme entêtant à trois temps et son chant lancé très haut et repris en chœur par l’assemblée, est ouvertement méprisé, et pas seulement parce qu’il est majoritairement pratiqué par les Noirs et Malgaches pauvres. Vers lui convergent tous les opprobres – raciaux, sociaux, politiques, esthétiques – qui expriment au passage toutes les nuances de la haine de soi de la Réunion. Se produisant en général avec des groupes familiaux ou de voisinage immédiat, les quelques maîtres du maloya que découvre Danyèl Waro ne se contentent pas de perpétuer un répertoire véhément et sonore. Firmin Viry, Granmoun Lélé ou Le Rwa Kaf, oscillent entre la perpétuation d’une tradition et son ajustement à des évolutions de la société réunionnaise. Ainsi, le rôle du maloya dans les rites funéraires va conduire à l’incorporation étendue d’éléments est-africains ou indiens.
Premier Blanc à chanter au grand jour le maloya, Danyèl Waro lui apporte une énergie militante inépuisable mais aussi une puissance poétique sous-tendue par une vision humaniste résolument inclusive. Sa musique est un art traditionnel dont il étend les contours et les richesses dans une recherche effrénée qui, par ses collaborations (Titi Robin, Emily Loizeau, Moriarty, A Filetta, La Tordue…) et son exigence d’écriture font de lui un des chanteurs les plus intenses de son siècle, toutes cultures confondues.
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La victoire de Danyèl Waro
La radicalité de Danyèl Waro caractérise autant son parcours d’artiste que de citoyen. Nourri de l’écriture de Georges Brassens et de l’enseignement de Firmin Viry, il est aussi un militant fervent, payant de vingt-deux mois de prison son refus du service militaire. C’est là qu’il écrit ses premiers textes en créole, qui seront publiés en 1980 sous le titre Romans ékri dan la zol en Frans. De retour dans son île, il se fait activiste du kabar, soirée de musique dans laquelle l’enjeu est autant la convivialité que l’assomption d’une identité réunionnaise qui, jusque là, peine à se débarbouiller des préjugés et des exclusions. En 1981, l’alternance politique se manifeste à la Réunion par l’annonce d’une complète licéité du maloya.
Avec son premier album, Gafourn, paru sur cassette en 1987, puis avec Batarsité en 1994, Danyèl Waro pose la possibilité d’un maloya réconcilié, tandis que la presse et les professionnels de la musique en France européenne tendent l’oreille vers une île à la musique jusque là presque inconnue. Dès lors, sans jamais perdre son enracinement dans le maloya, sa discographie rend compte de recherches poétiques et rythmiques d’une sophistication exceptionnelle. Sa victoire est que le maloya a conquis le respect des Réunionnais eux-mêmes, qui ont appris à se reconnaître dans l’enchevêtrement de ses racines et de ses richesses.
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Henri Madoré et Alain Péters, deux tragédies
Le passé musical de la Réunion est semé de quelques tragédies qui, sans être tout à fait spécifiques aux peuples créoles, n’en portent pas moins la trace de cette haine de soi qui dévalorise toute manifestation de leur singularité culturelle. Ainsi, le personnage d’Henri Madoré, né en 1928, qui commence à chanter dans les rues de Saint-Pierre, sa ville natale au sud de la Réunion, vers l’âge de vingt ans. Personnage familier aux passants, ce barde urbain fantasque et insolent est souvent payé d’un verre de rhum. Il vit mal de prestations dans des mariages et des fêtes privées et enregistre quelques disques à mesure que des producteurs locaux essaient de construire une filière musicale. Se retirant progressivement au début des années 1980, il disparait en 1988, sept ans avant la publication du premier CD célébrant son œuvre.
En cette même année 1995 meurt Alain Péters, à l’âge de quarante-trois ans. Personnalité au talent immense mais à la trajectoire pathétique, il manifeste tout à la fois une volonté affirmée d’enracinement dans le maloya et la séduction du jazz, du rock progressif ou de la meilleure chanson française du moment. Son maloya pop annonce la déferlante de la world music (dont certains de ses complices de jeunesse seront des acteurs) tout en conservant l’idée de chanter pour et avec la Réunion. L’alcool et la dépression viendront parachever le désespoir de ne pas parvenir à construire une véritable carrière à l’échelle de son île.
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Au commencement, Georges Fourcade
Être un artiste des musiques populaires à la Réunion n’est pas une pente douce. Il est significatif que le premier Réunionnais à intégrer la Sacem soit Georges Fourcade, certes né en 1884 à Saint-Denis, mais de récente implantation dans l’île, puisque son père est le fils de deux fonctionnaires « métropolitains ». Agent des contributions, il mène à partir des années 1920 une double carrière dans la fonction publique et comme artiste. Chanteur interprète des succès français de music-hall, il est aussi auteur de chansons en créole.
Avec Petite fleur fanée, Mon Doudou, Le P’tit paille-en-queue, Zézère et d’autres, il donne à entendre des tableaux du quotidien de l’île, volontiers comiques et tendres. Sur le modèle d’un Frédéric Mistral ou d’un Théodore Botrel dans la France d’Europe, on le surnomme « barde créole » et on fait volontiers de lui le représentant presque exclusif d’une culture heureuse.
Très actif également comme auteur, avec les éditions successives de ses Z’histoires la Caze, recueil de saynètes et de sketches, il sera longtemps le seul Réunionnais que l’on entendra à la radio française. Sa pratique d’un séga aux accents rythmiques très légers, voire de formes musicales franchement européennes, tend aujourd’hui à faire injustement sous-estimer son rôle de chroniqueur de la réalité réunionnaise.
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Grands noms et carrières étroites du séga
La puissance tellurique du maloya et son poids d’âpreté et de colère ne conduisent pas facilement à une réévaluation de la longue tradition du séga chanté et des quelques difficiles carrières qui se sont construites dans l’île malgré l’insuffisance des structures professionnelles. Jules Arlanda (1923-2010), compositeur et accordéoniste, dirige longtemps l’orchestre le plus professionnel de la Réunion, pratiquant la large palette de musiques des bals créoles, avec une qualité singulière d’enjouement dans son séga. Il laisse beaucoup de classiques écrits sur plusieurs décennies.
Certains le sont avec Maxime Laope (1922-2005), chanteur qui passera par le bal, les troupes folkloriques, le théâtre et toutes les couleurs de séga lors d’une longue carrière marquée notamment par un long compagnonnage avec Benoîte Boulard (1927-1985). Femme de ménage tous les jours et artiste certains soirs, elle se singularise par un timbre plus dru, voire plus engagé, que les hommes de sa génération.
Luc Donat (1925-1989), violoniste de jazz mais aussi artiste de séga, pratique une musique légère aux textes volontiers libertins. À peu près tous ces artistes pratiqueront aussi, à la Réunion ou à Paris, des passages plus ou moins longs et convaincus dans des formes très européennes pour d’évidentes raisons commerciales.
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Tambours, colère, conscience
Peut-être ne doit-on pas trop fantasmer l’existence d’une musique de révolte pendant les siècles d’esclavage. Mais, avec les abolitions, les tambours sont libérés et ils structurent des genres musicaux comme le gwoka de la Guadeloupe ou le bèlè de la Martinique, qui porteront la parole des classes populaires nées de la transformation des esclaves en humains libres.Il faudra longtemps, pourtant, pour que la conscience explicite de descendre de personnes esclavagisées ne vienne modeler des paroles d’artistes plaçant cette mémoire au cœur de leur œuvre, comme Eugène Mona, apparu en Martinique dans les années 1970 ou Christine Salem aujourd’hui à la Réunion. Il faudra longtemps, pourtant, pour que la conscience explicite de descendre de personnes esclavagisées ne vienne modeler des paroles d’artistes plaçant cette mémoire au cœur de leur œuvre, comme Eugène Mona, apparu en Martinique dans les années 1970 ou Christine Salem aujourd’hui à la Réunion.
Que font les tambours ?
Certains contemporains aiment associer les instruments à percussion à l’Afrique et à la résistance à l’esclavage. Sur le temps long, cette relation n’est ni évidente, ni constante, même si ce mythe séduisant converge avec des représentations sommaires (voire essentialistes) de l'africanité. La première apparition des tambours dans les sources d’époque est la pratique qui consiste, sur les navires négriers, à faire sortir de la cale les esclaves entravés pour leur faire faire de l'exercice sur le pont. Il leur est commandé de « danser » au son d’un tambour. Dans le système esclavagiste, le tambour est fréquemment associé à l’exploitation, notamment lorsqu’il rythme le travail servile. L’origine de certains rythmes du gwoka de la Guadeloupe et d’autres musiques tambourinaires de la Caraïbe est directement liée à la coupe de la canne ou au damage des routes. Cependant, les pratiques sociales et culturelles qui sont le creuset du gwoka de la Guadeloupe et du bèlè de la Martinique ne sont pas possibles avant 1848. La progressive codification de genres musicaux n’est possible que si l’expression et la circulation des individus est libre. À Trinidad et Tobago, l’interdiction légale des tambours de peau frappés à main nue (qui entraînera la naissance du steel band) est prononcée en 1883, quarante-cinq ans après l’abolition. Après l’abolition, ces musiques vont rester cantonnées à des espaces définis sous l’ordre esclavagiste, à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil ou comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle…
Cela, outre un certain nombre de sources historiques, tend à expliquer, sinon la naissance, du moins la liberté de ces musiques, qui vont rester cantonnées à des espaces déjà définis sous l’ordre esclavagiste, c'est-à-dire à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil mais aussi comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle…Historiquement, la naissance du gwoka, du bèlè ou du maloya sont concomitantes de la naissance d’une nouvelle structuration sociale et géographique de la population, les anciens esclaves constituant des habitats et une nouvelle économie agraire à l’écart des plantations qu’ils ont quittées.
Cela, outre un certain nombre de sources historiques, tend à expliquer, sinon la naissance, du moins la liberté de ces musiques, qui vont rester cantonnées à des espaces déjà définis sous l’ordre esclavagiste, c'est-à-dire à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil mais aussi comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle…
Historiquement, la naissance du gwoka, du bèlè ou du maloya sont concomitantes de la naissance d’une nouvelle structuration sociale et géographique de la population, les anciens esclaves constituant des habitats et une nouvelle économie agraire à l’écart des plantations qu’ils ont quittées.
L'importance des violons
Un certain nombre de réalités historiques viennent contredire les légendes. Si des récits de voyage ou l’imagerie d’époque montrent bien des percussions, il semble bien que l’instrument majeur des pratiques musicales des esclaves, dans la Caraïbe comme sur aux États-Unis, soit le violon. Aux États-Unis, on trouve le chiffre effarant de 8 % d’esclaves fugitifs sachant jouer du violon dans le dépouillement des avis de recherche publiés dans la presse – ce qui est aussi contre-intuitif par rapport à l’imagerie de la guitare dans le blues (qui, rappelons-le, apparait plus d’une génération après l’abolition). En ce qui concerne les colonies françaises, les sources d’époque décrivent tantôt la sauvagerie bruyante de musiques de transe, tantôt l’exquise délicatesse de pratiques proches des standards européens. Cependant, ne négligeons pas deux faits concrets : même les espaces de liberté des populations esclavagisées sont étroitement contrôlés (et l’on n’imagine pas que soient tolérées des fêtes nocturnes au tambour si elles gênent le sommeil des maîtres) ; au XIXe siècle, les esclaves nés en Afrique sont une minorité et les espaces récréatifs sont notamment conçus pour accélérer leur intégration à la population des esclaves nés sur place – et donc, indirectement, à une musique déjà créolisée.
Le gwoka de la Guadeloupe
Dans le gwoka, le rythme est bâti par deux tambours au son grave et large jouant à l’unisson, les boula, tandis qu'un tambour soliste plus aigu, le makè, brode en toute liberté. Une calebasse séchée remplie de graines est secouée pour marquer le temps, outre une grande liberté d’usage de petites percussions. Les chants tournent autour de la vie quotidienne, avec maintes allusions au voisinage ou aux personnages en vue, et passent du moralisme le plus sentencieux à la satire la plus acide. Le chœur (les répondè) reprend les phrases les plus fortes du soliste, qui souvent improvise en bonne partie ses paroles. L’art de la danse dans le gwoka est longtemps caractérisé par la fonction de direction des tambours qu’exerce la danseuse – puisque ce rôle est le plus souvent féminin pendant plusieurs générations rurales. La pratique des tambouyè (les percussionnistes) repose sur sept rythmes de base, dont le nombre s’est figé dans la seconde moitié du XXe siècle, lorsque le gwoka s’est unifié, les rythmes étant jusque là associés à des terroirs. Longtemps, cette musique sera cernée entre le rejet de l’Église, la méfiance des autorités et une Guadeloupe « évoluée » rejetant cette expression créolophone, rurale, prolétaire et souvent présente dans les « désordres » indépendantistes ou syndicalistes.
Vélo et Guy Konkèt, deux pionniers décisifs
Depuis le mythique Ti Papa « le fin joueur de tam-tam » de Pointe-à-Pitre, qui apparait sur une célèbre carte postale ancienne, l’histoire du gwoka est riche de personnages passionnants, comme Germain Calixte, dit Chabin (surnom désignant sa couleur de métissage) qui enregistre en 1967 un des premiers 45 tours à succès du gwoka discographique, en compagnie de l’immense Marcel Lollia, dit Vélo, tambourinaire virtuose aujourd’hui statufié dans une rue de Pointe-à-Pitre. Vélo sera accompagné à sa dernière demeure, en 1984, par des dizaines de milliers de Guadeloupéens, après avoir vécu une vie de clochard payé en coups de rhum pour ses performances improvisées sur la voie publique. Il a néanmoins formé plusieurs générations de tambourinaires au cours d’une carrière à la fois pathétique et abondamment documentée par le disque.
Autre figure majeure, Guy Konkèt, lui-même fils de Man Soso, personnalité féminine de la musique populaire au nord de la Basse-Terre, à la fois comme danseuse, chanteuse et organisatrice de léwoz, les soirées rurales de gwoka. À l’aube des années 1970, Konkèt incarne l’articulation entre une pratique artistique et un discours vigoureusement nationaliste qui contribue largement à la fin de la stigmatisation du gwoka. Cette musique deviendra patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco en 2014, après le maloya de la Réunion en 2009.
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Le bèlè de la Martinique
À la Martinique, le bèlè connaît à peu près la même trajectoire de départ que le gwoka en Guadeloupe. Mais la société martiniquaise est peut-être plus prompte à trancher le lien avec la culture rurale du XIXe siècle et, lorsque le musicologue américain Alan Lomax vient enregistrer aux Antilles, au début des années 1960, il capte en Martinique les derniers feux de pratiques moribondes alors qu’il constate en Guadeloupe la vitalité du gwoka. Il est vrai que, par exemple, Aimé Césaire, « père » de la négritude et maire de Fort-de-France, n’emploie pas dans ses textes le mot de tambour, préféré par les créolophones, mais celui de tam-tam, forgé par la France coloniale et inusité aux Antilles.
Après la Seconde Guerre mondiale, le bèlè est peu à peu relégué dans les communes éloignées de Fort-de-France, ses derniers grands représentants œuvrant surtout dans des troupes folkloriques pour un public de touristes ou d’enfants des écoles. Ainsi, Ti Raoul (Raoul Grivalliers) et Ti Émile (Emmanuel Casérus), à la tête de groupes en costumes « typiques », enregistrent des 33 tours dont la pochette volontiers « doudouiste » dissimule parfois une musique puissante, âpre et engagée.
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La colère d’Eugène Mona
Au milieu des années 1970, un chanteur et flûtiste martiniquais apporte au bèlè une couleur neuve – et même une colère neuve. Eugène Mona se saisit non seulement d’une musique mais aussi d’un héritage, qui est celui de la condition d’esclave. Il n’est pas le premier à évoquer cette ascendance, mais il place le fait de descendre d’esclaves au cœur de sa conscience au monde. Évidement dressé contre ce qu’il perçoit comme des échos et des répliques contemporaines de l’esclavage, il incarne une manière neuve de se dresser et de parler haut, tout en donnant à la culture populaire des Antilles françaises certains de ses refrains les plus forts. Rénovateur du bèlè martiniquais (que l’on orthographie alors belair, comme pour arrondir les angles par la francisation du mot). En colère contre la colonisation des âmes, contre la marchandisation de l’existence, contre la veulerie du personnel politique, contre la faiblesse des acteurs culturels dans son île, Mona emmêle l’observation du quotidien et les grandes interrogations existentielles d’une société créole.
Devenu une star en quelques disques, il subit néanmoins des revers symboliques, notamment en ne parvenant pas à lancer une souscription populaire pour produire un album. Tout aussi symbolique : Mona meurt brusquement d’une hémorragie cérébrale au cours d’une altercation avec un voisin.
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Christine Salem, une colère contemporaine à la Réunion
Plus d’un siècle après les abolitions, la parole populaire s’empare explicitement du thème de l’esclavage dans les années 70. Exile One, groupe dominiquais établi en Guadeloupe fait un succès de boîte de nuit et de sono des rues avec Travay pou ayen, chanson qui revient sur les siècles de tragédie. Et, depuis, une lignée de voix des terres d’esclavage continue de porter cette parole de colère, de douleur et de résilience, qui regarde en face le traumatisme qui modela ces sociétés et continue de modeler les humains. Ainsi, une nécessaire voix de femme a surgi la Réunion : Christine Salem.
Voix grave, forte, drue, elle aborde le maloya par sa pente la plus fière, par son expression la plus exigeante. D’abord avec son groupe Salem Tradition puis sous son seul nom, elle se pose la question des liens entre la musique réunionnaise et ses sources malgaches ou comoriennes, jusqu’à ne pas chanter seulement en créole… Collaborant avec le groupe Moriarty ou avec des musiciens de tout l’océan Indien, elle ouvre le maloya au-delà de ses seules racines îliennes, ce qui est paradoxalement en rechercher une vérité toujours plus touffue, plus complexe, plus ouverte. Sa musique révoltée et introspective à la fois fait sonner les tambours et la voix comme un cri des peuples en esclavage – un cri emmêlant les mondes qui furent ravagés et changés à jamais par le crime ; un cri de douleur et de guérison tout à la fois.
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Le silence de l'antiracisme
Depuis quelques décennies, la chanson française s’engage contre le racisme. Cela ne lui fait pas pour autant porter le regard sur l’esclavage, qui n’est évoqué fugitivement que lorsqu’il est question des États-Unis, où la lutte pour les droits civiques a éveillé les consciences d’artistes français. Mais l’esclave n’existe pas pour la variété populaire française, même si le reggae jamaïcain et son obsession du retour en Afrique a été d’une grande importance pédagogique. L’esclavage est une réalité implicite dans notre culture populaire.
Serge Gainsbourg et le retour en Afrique
Quand le scandale de la Marseillaise reggae commence dans les médias français, Serge Gainsbourg affirme qu’en enregistrant à Kingston, début 1979, avec des musiciens jamaïcains, il retrouve l’esprit originel de l’hymne écrit par des jeunes gens au cours du combat mortel mené par la Révolution en 1792. Sa perception du rastafarisme comme révolution est signifiante : quelque chose change dans la perception de la destinée des afro-descendants des Amériques. Car l’horizon d’un retour en Afrique des anciens esclaves est omniprésent dans les 33 tours de reggae distribués en Europe. Cette même année, l’album Survival de Bob Marley montre sur sa pochette une mosaïque de drapeaux d’Afrique et le dessin aisément reconnaissable d’une cargaison de « bois d’ébène » dans la cale d’un navire négrier.
Les jeunes Français ignorent pour la plupart que la naissance du rastafarisme dans les années 1930 poursuit la prédication « éthiopianiste » de de nombreuses dénominations protestantes depuis l’aube du XXe siècle et le mythe de la Black Star Line de Marcus Garvey juste après la Première Guerre mondiale, mais que les rastas veuillent retrouver l’Afrique est connu des adolescents qui vont faire d’Aux armes et cætera un des plus grands succès de l’année 1979.
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La longue route du reggae en France
L’excellence musicale d’Aux armes et cætera de Serge Gainsbourg, paru début 1979, contribue à installer le reggae en France. Mais celui-ci a commencé son parcours hexagonal quelques années plus tôt, avec des disques discrets, comme celui de Philippe Villiers en 1975 : Je préfère danser le reggae, adaptation française d’un titre de Jimmy Cliff, et Confidences sur le reggae, adaptation de Judge Dread qui inclut quelques notes de La Marseillaise dans son introduction – un curieux présage.
L’année suivante, sur un 33 tours, Claude François chante C’est le reggae : « Si tous ces hommes politiques à la télé / Voulaient m'écouter un jour / Je leur dirais / C'est du reggae qu'il faut dans vos discours ».
En 1978, Joe Dassin chante Si tu penses à moi, adaptation arythmique qui transforme en slow No Woman, No Cry de Bob Marley, le texte évoquant la vie sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord. Deux ans plus tard, sur la même posture vaguement tropicalisante, Dalida clame qu’Il faut danser reggae : « Il faut danser reggae dans la pagaille pas gaie / De nos jours sans couleurs / Il faut danser reggae / Comme si je débarquais dans un pays de fleurs ». En fait, il s’agit d’une biguine molle. Le reggae est seulement une couleur tropicale de plus, sans rien justement de révolutionnaire.
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La convergence des rébellions dans le reggae
Mais le reggae devient une musique de France, musicalement et dans son esprit. Après Serge Gainsbourg, Bernard Lavilliers fait le voyage de Kingston, avant que là-bas ou ici des dizaines, des centaines d’autres artistes français ne recherchent cette pulsation lente et puissante. Ceux-ci tissent une Internationale reggae qui recherche, au-delà de l’efficacité rythmique, une fraternité implicite entre rébellions. Ce peut être le rub a dub franco-occitan de Massilia Sound System, la fusion latino-reggae de Sergent Garcia, le reggae acoustique et engagé de Tryo… Ces avatars d’une créolisation qui jouerait le match retour du grand voyage atlantique nous rappellent que les musiques du Nouveau monde conservent toujours une part européenne, laquelle facilite leur assimilation de ce côté-ci de la planète – on l’a vérifié avec le tango, le jazz, la bossa nova ou la biguine…
Mais le reggae arrive lesté, en sus, des chaînes de l’esclavage qui sont consubstantielles de son identité – non seulement une musique « noire », mais aussi une musique qui exhibe partout la marque des supplices, une musique qui affirme sans cesse le souvenir de l’état d’esclave.
Cela provoquera d’ailleurs, dans les années 70, des discussions dans les milieux universitaires aux États-Unis : l’insistance à rappeler cette ascendance démobiliserait des combats contre le racisme contemporain, craignent certains.
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Antiracisme français, racisme aux États-Unis
L’antiracisme en France est bien enraciné : la Licra est née en 1932 et le MRAP, en 1949. Dès 1938, Le Grand Voyage du pauvre nègre est peut-être la première chanson à atteindre le succès en cherchant à alerter les consciences. Jean Villard, alias Gilles, chansonnier vigoureusement ancré à gauche mais suisse, c’est-à-dire ressortissant d’un pays qui n’a pas d’empire colonial, raconte la destinée d’un Africain arraché à son pays pour être embarqué sur un cargo. Après une longue navigation, l’homme se jette à l’eau quand il se croit revenu chez lui en voyant des palmiers sur une cote – il se noie, évidemment. Enregistrée notamment par Édith Piaf, la chanson se déroule à une époque contemporaine : pas de regard direct sur l’esclavage, mais une vision déjà anticolonialiste.
Mais l’antiracisme français ne prend sa vitesse de croisière qu’avec la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. Ainsi, entre autres artistes, ce sera une gloire d’Hugues Aufray que de chanter Les Crayons de couleur, qu’il écrit et enregistre en 1966, devant le pasteur Martin Luther King de passage à Paris. Il raconte les embarras d’un enfant qui voudrait dessiner un homme libre et à qui il dit : « Il suffit de dire à tous les petits garçons / Que la couleur ne fait pas l'homme » – une morale professée dans beaucoup d’écoles de France pendant des années.
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John William, le métissage et l’Amérique
Auparavant, une pédagogie sensible a été tentée par un artiste venu du vaste espace de l’Empire colonial français, John William. Personnage à la vie magnifiquement romanesque, Ernest-Armand Huss est une des premières voix « noires » de la chanson française : enfant métis d’un Alsacien et d’une Ivoirienne, cet ouvrier est arrêté, torturé puis déporté pendant l’Occupation pour faits de résistance ; à son retour de Neuengamme, il décide de consacrer sa vie à la chanson. En 1952, son succès Je suis un nègre apporte un éclairage dramatique sur la situation des Noirs aux États-Unis, alors que la revue Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre publie des reportages saisissants sur la ségrégation – les deux volets d’une même prise de conscience. Il chante l’exclusion la plus crue sur un texte du chansonnier français Roger Nicolas : « Je ne regarde pas les belles dames / Car je n'ai pas le droit d'avoir une âme / Mon cœur est pourtant bon / Mais voilà l'obsession / Je suis un nègre ».
John William deviendra une vedette populaire, revenant régulièrement à la situation des Noirs aux États-Unis, notamment avec un imposant répertoire d’adaptations de gospels et des déclarations fréquentes dans les médias. Mais son métissage comme son insistance à répéter son origine ivoirienne n’enlèveront pas l’idée, pour une grande partie du public, qu’il est un chanteur américain.
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Le triangle de Lily de Pierre Perret
L’antiracisme républicain trouve un peu plus tard son vecteur parfait – à la fois chanson militante et gros succès commercial – avec Lily de Pierre Perret. À partir de 1977, il sera presque impossible à un Français d’accomplir son parcours scolaire sans rencontrer Lily, Perret présente un miroir à un pays qui trahit ses propres idéaux de liberté et de fraternité : « Elle croyait qu'on était égaux Lily / Au pays de Voltaire et d'Hugo, Lily ». Son parcours évoque l’hôtel qui refuse les Noirs, les gros malins qui l’appellent Blanche-Neige, la belle-famille qui « lui dit nous / Ne sommes pas racistes pour deux sous / Mais on veut pas de ça chez nous » et même un voyage aux États-Unis « au milieu de tous ces gugusses / Qui foutent le feu aux autobus / Interdits aux gens de couleur », au cours duquel elle rencontre Angela Davis, militante communiste américaine qui est alors l’objet d’une grande vague de popularité dans la gauche européenne – les États-Unis, toujours, et rien de l’esclavage…
Car Lily se déroule dans un triangle qui exclut la mémoire de l’esclavage français : l’Afrique source d’immigration, la France exploitant ses immigrés, les États-Unis comme phare de l’antiracisme. Le commerce triangulaire français est à l’écart de cette réflexion militante sur le racisme.
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Les douleurs de l’esclave amoureux
On est ici dans une certaine cohérence très française entre une conscience très précise des discriminations et une complète presbytie en ce qui concerne l’histoire outre-mer de la France. Le pays qui inaugure la passion occidentale et moderne pour l’«art nègre», le pays qui accueille Joséphine Baker, le pays dont la variété bascule massivement dans le jazz avec la génération de Charles Trenet et Ray Ventura, ce pays-là garde toujours l’esclavage dans l’angle mort de son regard. En 1936, l’opérette Le Chant des tropiques est présentée au théâtre de Paris avec un orchestre dirigé par le compositeur Moyses Simons, le plus Parisien des Cubains (on lui doit notamment El Manisero, Les Palétuviers ou Le Cul sur la commode). C’est un échec, l’ouvrage quittant l’affiche au bout d’un mois. Le chanteur cubain Antonio Machin (par ailleurs créateur d’El Manisero en 1930) chante Complainte de l’esclave, qui dit la dureté d’une destinée d’amoureux se languissant de celle qu’il aime – dans Le Figaro, Reynaldo Hahn en goûte le « caractère créole ».
Certes, une scène d’opérette n’est pas le lieu naturel de l’introspection historique d’une nation jadis esclavagiste, mais le fait est que les souffrances de l’esclave se réduisent à un chagrin d’amour.
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Un point aveugle de la mémoire française
Sans doute l’esclavage est-il difficile à aborder, à comprendre et à raconter avec justesse. C’est le cas même quand l’exemple américain sert à démontrer qu’il est l’ancien crime fondateur du crime actuel de la discrimination. Ainsi, en 1960, le prolifique auteur de chants scouts Paul Helluin adapte le negro spiritual Go Down Moses. Il conserve en anglais la phrase-refrain « Let my people go » et écrit en français un texte remontant le fil de la souffrance des Noirs américains : « Un grand navire est arrivé (…) Des soldats blancs ont débarqué (…) Ils ont pillé, ils ont brûlé (…) Les soldats nous ont enchaînés (…) Les planteurs nous ont achetés ». Et, désormais, les scouts français apprendront une histoire fautive, puisque les Européens ne razziaient pas eux-mêmes en Afrique pour se fournir en esclaves…
Lorsque des artistes français célèbrent le blues, ils parlent souvent, en interview comme dans leurs textes, d’une musique née dans l’esclavage, ce qui est historiquement faux. Mais la conscience d’une réalité historique est souvent disjointe de la connaissance de celle-ci. Et la variété populaire nous confirme surtout que l’esclavage est un point aveugle, parfois perçu lorsque le regard se porte sur les États-Unis. Mais certainement pas en observant le passé français. Il faudra la parole des afro-descendants évoqués dans plusieurs autres salles de cette exposition pour que cela soit audible.
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L'IMPENSÉ DE NOTRE CULTURE POPULAIRE
La France n’est pas une nation tout à fait neutre dans son rapport aux personnes dites de "race" noire. Ayant pratiqué l’esclavage dans ses colonies pendant plusieurs siècles, ayant eu parfois une pratique ambiguë quant au statut d’esclaves sur son sol européen, ayant bâti un vaste empire en Afrique au XIXe siècle, ayant une part de son territoire national outre-mer, la France cumule des regards et des présences qu’il est utile d’interroger dans leurs conséquences sur les droits et les situations de ses citoyens. Et que dit la chanson française des Noirs ? Est-elle exempte de représentations problématiques ?
Une des plus célèbres chansons affirmant cette idée d’un atavisme musical particulier aux Noirs est évidemment Je voudrais être noir de Nino Ferrer en 1966, plainte tragi-comique d’un musicien européen s’adressant à des stars d’outre-Atlantique (Wilson Pickett, James Brown, Ray Charles, BB King), et demandant comment « chanter comme vous » et concluant « Je crois que c’est la couleur de ma peau qui ne va pas ».
Évidemment absous pour ce discours au second degré, Nino Ferrer laisse quand même entrevoir quelques clichés : « Je voudrais être noir / Noir, noir, noir, oui tout noir / Avec une belle couleur d'ébène et des cheveux crépus / Et puis je voudrais habiter là-bas / Pour pouvoir chanter tous les soirs (…) Pouvoir taper sur un tambour entouré de mes amis noirs / Et faire la nouba tous les soirs ».
Plus discrète commercialement, la chanteuse Emmanuelle Mottaz (alors sous son seul prénom), enregistre Je voudrais être noire, dont le texte est coécrit avec Jean-Luc Azoulay (1989) : « Oh je voudrais être noire / Oh savoir pouvoir avoir / Oh ce don de la musique ». Pratique d’une vision raciale bienveillante mais puisant aux mêmes sources que des conceptions raciales moins affables…
La bienveillance quant aux Noirs, considérés comme grands musiciens par essence, suscite parfois l’accusation de condescendance – le fameux « racisme gentil » pétri de belles intentions et révélant le mépris d’un regard surplombant. Sans s’arrêter à des questions parfois périlleuses et polémiques sur les nombreuses nuances de l’antiracisme, notons que la pente de la question raciale est assez glissante pour que peu d’auteurs s’y aventurent en dehors des pétitions de principe.
Elle sort qu’avec des blacks, chanson d’Anaïs, en 2005, fait figure d’exception dans la complexité de son jeu sur les stéréotypes raciaux. Sur l’album inaugural d’une belle carrière (The Cheap Show, vendu à plus de 500000 exemplaires), Anaïs présente un personnage de jeune femme dont elle dira souvent qu’il s’agit d’une amie personnelle : « Elle aime bien le cliché antillais / Du gars bien habillé qui dit : / "Tu danses comme au pays" (…) Ils savent se parfumer, pour qu’elle se laisse enivrer / Elle ne peut pas résister à les embrasser (…) Elle sort qu’avec des blacks / Et quand son rêve se casse / Un autre prend sa place, elle sort qu’avec des blacks ».
Portrait comique, cherchant sciemment une certaine gêne auprès au public mais suffisamment efficace musicalement pour devenir un grand succès de concert… Une manière finaude d’interroger l’antiracisme, dans les interstices entre bonne et mauvaise conscience.
Les vieux schémas persistent-ils ?
La mémoire de l’esclavage ne concerne pas seulement les terres et les époques que l’on croit seules concernées. Un certain nombre de villes françaises, emmenées par Nantes puis d’autres cités de l’Atlantique, ont réexaminé leur mémoire en scrutant les décorations de demeures privées ou d’édifices publics pour comprendre ce que révèlent bouquets de canne à sucre ou statues de négrillons sur les façades, en interrogeant les noms de rues ou de salles dans les musées, la statuaire dans l’espace public ou les tableaux conservés dans les hôtels de ville… Et les traces de l’esclavage dans la France d’Europe se révèlent beaucoup plus fréquentes qu’on ne le croirait, dévoilant la prégnance de schémas culturels et d’un impensé de nation esclavagiste.
On l’a vu en évoquant l’acclimatation de la biguine ou du reggae en France : le plaisir de danser « comme là-bas » n’est pas toujours dissocié d’un regard très surplombant sur les natifs de « là-bas ». Mais, de la même manière que sur la façade d’une chambre de commerce en France métropolitaine, on trouve parfois trace de l’esclavage dans des chansons écrites par et pour des « Français de France ». Et il y apparait parfois de manière éclatante les mêmes préjugés que quelques générations plus tôt dans l’outre-mer où l’esclavage était en vigueur – comme si la fabrication des images était restée la même.
Le Noir en prédateur sexuel
Le désir sexuel est au cœur des pulsions inconscientes qui construisent les hiérarchies raciales. Le regard porté sur le Noir dans une société coloniale comme dans une société post-coloniale se caractérise notablement par la dissymétrie entre les rôles sexuels attribués aux hommes et aux femmes. Il reste dans l’inconscient collectif un peu du Code Noir. La législation comme la pratique des colonies françaises admettent la réalité de relations entre des hommes blancs et des femmes esclaves, sans concevoir qu’un homme noir put avoir un contact physique avec une femme blanche. Mais la distinction est claire : une femme noire est une proie sexuelle, un homme noir ne peut être qu’un prédateur ; l’une est un divertissement exotique, l’autre est un danger.
D’ailleurs, la plupart des amours de ce type que représente la chanson insistent sur la candeur de la femme blanche abusée par la lascivité de très jeunes Noirs, notamment chez Henri Christiné auteur d’Amour noir et blanc en 1906 (enregistré en 1934 par Michel Simon sous le titre Le Petit Négro) ou d’À la Martinique en 1912, qui met en scène la négation de la civilisation par un Noir des Antilles : « A la Martinique (…) c’est ça qu’est chic / Pas d’ gants blancs, de mairie ni d’parents / Ti me plais, j’te plais, ti prends, j’t’y prends (…) Ça y est, on est mariés ».
« Tes p’tits seins de bakélite / Qui s’agitent »
La figure de la belle Noire traverse le siècle et l’on n’en finirait pas de détailler les silhouettes, les croupes, les hanches, les déhanchés… Concentrons-nous sur les seins noirs, double obsession pour un organe sexuel féminin et pour une différence raciale. Le florilège est vaste : « J’aime ta couleur café / Tes cheveux café / Ta gorge café » dans Couleur café (1964) et « Me surexcitent / Tes p'tits seins de Bakélite / Qui s'agitent » dans Sea, Sex and Sun (1978) pour Serge Gainsbourg, « C'était très dur / À Santiago de Cuba / / Les petits seins des métisses / Du miel et du pain d'épice / Je côtoie des précipices » dans À Santiago (1967) pour Jean Ferrat, « Les seins dorés brûlants des filles / Passent à deux pas de mes dix doigts » dans Afrique adieu (1982) pour Michel Sardou…
Il est évident que le temps joue contre l’essentialisme du discours : peu à peu, les représentations racialisées s’éteignent. Cela fait longtemps qu’on ne diffuse plus sur les radios françaises le curieux Joanna de Serge Gainsbourg (également paru en 1964) qui ajoute grossophobie et animalisation à un regard racialisé (« Joanna est aussi grosse qu’un éléphant / C’est la plus grosse de toute la Nouvelle-Orléans »). Aujourd’hui, cette chanson témoigne seulement de la persistance d’un certain impensé, plusieurs générations après la fin de l’esclavage français.
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De l’imaginaire esclavagiste à l’imaginaire colonial
Idéologiquement, le colonialisme naît en partie du discours antiesclavagiste, pour lequel l’émancipation des esclaves africains et afro-descendants est une mission sacrée de la France. Plus tard, on relira avec gêne certaines pages d’adversaires de l’esclavage et même de Victor Schoelcher évoquant la « nature » des Noirs et ce que doit accomplir la France vis-à-vis d’une race martyrisée. La destruction des royaumes africains persistant à pratiquer l’esclavage sur leur sol ou trafiquant avec d’autres puissances sera l’argument d’un certain nombre de conquêtes françaises (comme la mise à bas du Dahomey du roi Béhanzin en 1894, menée par le général Dodds, lui-même métis né au Sénégal dans une famille « créole » de Saint-Louis).
Alors que les esclaves des Amériques françaises ne furent pas énormément présents dans la culture populaire, la figure du Noir y surgit dans les dernières décennies du XIXe siècle à mesure de l’expansion de l’Empire français, mais sans confondre systématiquement la perception de l’Africain et celle d’un habitant des anciennes colonies d’Amérique.
L’Africain des chansons appartient à une civilisation primitive dans laquelle le Sahara et la brousse, l’animisme et l’Islam, l’Afrique Noire et l’Afrique du Nord se confondent volontiers pour constituer un territoire d’aventures sanglantes et viriles.
Le bon guerrier noir
L’expansion française en Afrique étant concomitante de la longue préparation de la Revanche sur l’Allemagne, le soldat noir prend peu à peu une place de choix dans la culture populaire, le tirailleur sénégalais de la boisson chocolatée en poudre Banania symbolisant cet archétype à partir de 1915. Son image est celle d’un Noir à la fois sur-viril et infantilisé. Sur un texte de Lucien Boyer et une musique d’Albert Valsien, Félix Mayol crée Bou-Dou-Ba-Da-Bouh en 1913, qui raconte l’aventure d’un tirailleur dont une jeune Parisienne tombe amoureuse, avant qu’il ne reparte en Afrique : « Il s'appelait Bou-dou-ba-da-bouh / Il fit son devoir jusqu'au bout / Et dans un combat / Il est mort là-bas (…) Oui mais en mourant, sur son cœur / Il a pris sa belle croix d'honneur / Mamzelle, c'est pour vous ».
Cette image du tirailleur prêt au sacrifice pour la France se double aussi du cliché du Noir anthropophage, par exemple dans Nos braves coloniaux, nouveau texte de Marius Rety sur la musique d’Amour noir et blanc : « Ah ! disait le p’tit turco / Ça qu’est rigolo / Que d’gigots et d’cabèches / Y’en a di bidoch, ça sent la chair fraîche / Ah disait l’Sénégalais / L’Prissien, y a mauvais / Pas bon pour fair’ fricot ». Guerriers héroïques et dévoués, mais cannibales.
La race de la musique
Les figures lascives concernant les Noirs atteignent des champs qui trouvent peu d’expression dans la culture populaire mais plus fréquemment dans des propos « politiques ». On peut croiser un discours qui, plus tard, prospèrera notamment dans les courants opposés à l’immigration extra-européenne est tenu par Charles Trenet, avec Biguine à Bango (1938) : « Bango, Bango a des p'tits frères / Des p'tit's sœurs qui dansent à Paris / A Paris aussi on sait faire / La biguine comme au pays / Et tout comme à la Martinique / Demoisell's ont le ventre gros / On travaill' pour la République / Quand on fait biguine à Bango ».
L’association de la lascivité à la musique (la biguine est depuis quelques années en pleine vogue en France) se retrouvera comme un ostinato pendant des décennies encore, évoquant plutôt le monde créole que l’Afrique. Peut-on voir un essentialisme dans l’Armstrong de Claude Nougaro, écrit sur le negro spiritual Go Down Moses (1965) : « Armstrong, je ne suis pas noir / Je suis blanc de peau / Quand on veut chanter l'espoir / Quel manque de pot » ? Ce discours sur la race et la musique court sur le temps long, et qui évoque une « nature » noire particulière.
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