X
interstitiel

exposition

Les traces musicales de l'esclavage


Puissance majeure au Nouveau Monde, la France fut une nation esclavagiste dont des millions de citoyens aujourd’hui descendent de personnes réduites en esclavage, qu’elles soient natives du continent africain ou soient – en majorité – nées dans les fers.

Aux Amériques et dans l’océan Indien, la naissance de cultures créoles sous souveraineté française laisse un exceptionnel héritage musical – biguine, zouk, maloya, séga, gwoka, bèlè… – dont l’histoire des deux côtés des mers est d’une profusion immense.

Cependant, dans la culture populaire comme dans l’historiographie des programmes scolaires, l’esclavage reste longtemps un point aveugle de la conscience collective. Et cela d’autant plus que la chanson va perpétuer longtemps clichés et préjugés hérités de l’esprit du Code Noir.

Exposition rédigée par Bertrand Dicale.

Ecoutez la playlist et retrouvez en vidéos les témoignages de Christine Salem et Chris Combette sur notre chaîne YouTube.

En partenariat avec la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dans le cadre du Mois des mémoires 2021. #cestnotrehistoire

Le cataclysme fécond


CE QUE L'ESCLAVAGE A ENGENDRÉ CULTURELLEMENT

L’esclavage n’est pas seulement un crime de masse d’une ampleur immense. Il est aussi le fondement de sociétés nouvelles. Et paradoxalement, il constitue l'un des creusets culturels les plus féconds de l’Histoire : la créolisation.

Donnant naissance à des centaines de genres musicaux qui modèlent largement le paysage musical de la France d’aujourd’hui, la créolité fédère des sociétés et des cultures qui sont toutes nées du même entrelacs de catastrophes humaines et d’opportunités historiques : une situation singulière de déracinement, de rencontres imprévisibles et d’acculturation, perpétuellement polarisée par la haine de soi et une fascination ambiguë pour l’autre.

Créole, créolité, créolisation : définition

Longtemps, on a parlé de « musiques noires » pour désigner des musiques d’Amérique dans lesquelles l’apport africain paraissait une évidence. Or, cela ne rendait pas compte de réalités culturelles subtiles et incontestablement conséquentes de l’esclavage, comme le son cubano, la biguine ou le calypso. Le poids de l’empire culturel américain tendait aussi à isoler le jazz ou le blues de musiques strictement contemporaines nées au Brésil ou dans la Caraïbe.
Peu à peu, la convergence entre linguistes, musicologues et historiens s’est faite avec l’intuition fondatrice du poète Édouard Glissant, qui s’inspire de l’usage du mot « créole » dans sa Martinique natale pour désigner un ensemble de réalités présentes ailleurs dans le monde et procédant de la même logique historique.
Apparu en portugais puis en espagnol et en français à la fin du XVIe siècle, le mot créole désigne des personnes nées dans les colonies d’Amérique, d’abord blanches puis, par extension, de tous phénotypes. Puis le terme désigne des langues et d’autres formes culturelles, et jusqu’à des végétaux ou des animaux – le créole de la Louisiane, la valse créole, le chou créole, le chien créole.... Aujourd’hui, la créolité désigne ces réalités – notamment musicales – de manière parfois plus large car la créolisation (nous y reviendrons !), initiée au temps de l’esclavage, reste un phénomène actif sur le temps long.  En ce qui concerne les sociétés créoles, plutôt que de parler de choc de cultures, parlons plutôt d’un choc d’acculturations. C’est ce qui fait la singularité profonde des cultures créoles par rapport à d’autres cultures modelées par le contact, l’échange ou la migration. Car les populations qui bâtissent le Nouveau Monde sont culturellement incomplètes. C’est évident pour les esclaves, séparés de leur structure sociale natale (leur famille, tout simplement, mais aussi l’organisation du pouvoir, du savoir, du culte, de la mémoire) et de leur histoire collective dès qu’ils ont été razziés par les chasseurs africains d’esclaves. Quant aux colons, leur société est longtemps déséquilibrée et d’une dureté peu imaginable aujourd’hui : isolement,  structure sociale incomplète (peu de femmes, absence de vieux), caractère très utilitaire du peuplement (militaires, marins, administrateurs, colons proprement dits)… Contexte insuffisant pour perpétuer toutes les pratiques culturelles loin de l’Europe, il sera d’autant plus facile d’agréger des éléments musicaux épars que l’on ne sera pas dans un contexte de « vraie » fête de la Saint-Jean ou de « vrai » Noël enneigé. Une des caractéristiques constantes de la créolité sera dès lors l’aptitude au bricolage culturel, au remploi, au patchwork. 

A la recherche des symptômes


REVISITER LA VIE D'HENRI SALVADOR

Les traces contemporaines de l’esclavage affleurent souvent, y compris dans un domaine aussi léger que la musique de variété. Dans l’histoire des individus, dans le récit qu’ils font de leurs origines, dans leurs inclinations et leurs pratiques artistiques, dans leur image auprès du public et des professionnels, on peut distinguer héritages, traumatismes, cicatrices et discriminations liées aux siècles de traite.

Par exemple, examinons la vie et la carrière d’un artiste éminemment populaire, Henri Salvador, né en 1917 en Guyane française et mort en 2008 à Paris.

La biguine, pépite de la créolité


Parmi tous les genres musicaux nés de la phénoménale fécondité du monde créole, la biguine est longtemps la plus familière aux Français, bien évidemment parce que sa naissance mythique à Saint-Pierre, capitale économique et culturelle des Antilles françaises, est teintée par la nostalgie d’un monde anéanti par l’éruption de la Montagne Pelée en 1902.

Mais la biguine est aussi un genre emblématique de la singularité d’un processus culturel qui abolit la distinction entre origines africaines et européennes et illustre l’extrême singularité des cultures fondées sur l’esclavage transatlantique.

La créolité, fabrique de musiques universelles

Les musiques du monde créole ne sont pas des musiques européennes, pas plus que des musiques africaines. Comme nous le disions dans la première salle de cette exposition, les cultures qui naissent au Nouveau Monde sont caractérisées par le déracinement de ceux qui y vivent, leur rencontre avec l’autre, leur acculturation plus ou moins totale, la haine de soi à l’œuvre dans ces sociétés et la fascination ambigüe – celle de l’opprimé pour l’oppresseur, celle de l’oppresseur pour l’opprimé.Ainsi, le processus de naissance des musiques créoles peut être modélisé, sinon dans sa chronologie exacte, mais du moins dans sa logique génétique. Il s’agit toujours de la rencontre d’éléments à l’origine épars, hétérogènes, étrangers les uns aux autres, qui s’agglomèrent pour constituer une nouvelle réalité qui n’était distinctement en germe dans aucun de ces éléments, même s’ils restent parfois reconnaissables.Dans les explications « racinaires » brandies çà ou là, on dira qu’un tambour est toujours africain et au combat contre l’ordre colonial, ou qu’un violon est toujours du côté de la culture « blanche » et de l’exploitation. Mais la réalité des cultures créoles est infiniment plus complexe, et c’est ce qui fait de ces musiques – blues, reggae, samba, biguine – des idiomes universels.  

Biguine et tout-monde

La biguine est un exemple de ce processus mis en lumière par Édouard Glissant, convaincu que l’expérience vécue par une poignée d’humains pendant quelques siècles sur une petite île de l’arc des Antilles est une métaphore de la destinée de l’humanité entière – le Tout-Monde, c'est-à-dire un monde dans lequel aucune contrée n’est ignorée par d’autres et dans lequel chacun peut entrer en relation avec tous.Dans le monde créole, deux dynamiques sont toujours en jeu, dès le XVIIe siècle : d’une part, l’agrégation imprévisible et unique d’éléments à l’origine éparpillés, autonomes et lointains ; d’autre part, un mouvement constant qui ne cesse de modifier, corriger, réinventer ses musiques dans une course en avant qui fait se succéder innovations et transformations.Ainsi, la genèse de la biguine peut être considérée comme emblématique de la singularité historique de la créolité : elle n’est ni complètement africaine, ni entièrement européenne, elle entrelace rythme et mélodie, plaisir de la danse et délectation poétique, fonction récréative et rôle social, sans jamais se réduire à l’une ou l’autre dimension. Sans la biguine, il est impossible d’imaginer l’ampleur culturelle du zouk ou de la soca à travers le monde, y compris dans des voyages de retour symboliques qui ont influencé voire modelé des musiques d’Afrique ou d’Europe.  

Calenda et "fêtes" d'esclaves

La pratique de musique par les esclaves est attestée dès les premiers temps de leur présence au Nouveau Monde. À la Martinique, le peuplement français s’amorce en 1635, et recourt rapidement à la main d’œuvre africaine esclavagisée. D’emblée, les esclaves disposent d’espaces récréatifs. Les textes d’époque attestent que ces occasions festives ont aussi pour fonction de socialiser les esclaves nouvellement arrivés d’Afrique, et qu’on y voit les participants s’emparer de la musique qu’ils entendent par ailleurs. Ces « fêtes » sont contrôlées par la puissance publique ou par la caste des mais ces interstices d’expression existent, d’ampleur, de fréquence et de modalités extrêmement variables.Vers 1750 à Saint-Domingue, on emploie le terme bamboula, d’origine bantoue, pour désigner une danse mais aussi un tambour de Noirs dans des réunions musicales licites. Le nom est ensuite employé aux États-Unis ou en Amérique du Sud. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, on donne le nom de calenda (ou calinda, ou caringa) à des danses figurant des combats de bâton, sporadiquement interdites ici ou là. Elles semblent l’écho de pratiques africaines mais, également, de l’escrime pratiquée de manière ostentatoire par les militaires de l’Ancien régime. Et ce nom, s’il est voisin de termes venus d’Afrique, est aussi en espagnol celui de danses exécutées par les fidèles voire par le clergé à l’intérieur des églises lors de certaines fêtes au sud de l’Europe et interdites par le pape au XVIIIe siècle.  

Au commencement, du bélé et de la polka

Certes, l’ordre esclavagiste a disparu en 1848, mais la société qu’il a modelée porte partout l’empreinte de ses distinctions raciales. D’ailleurs, les Antillais diront volontiers que la biguine est mulâtre, tant elle cumule d’éléments et d’influences plus ou moins directement attachés à diverses ethno-classes de la société martiniquaise. Schématiquement, on entend dans la biguine un rythme rural, associé à la fois aux grandes masses prolétaires des champs de canne, des usines à sucre et des distilleries, et au petit peuple éparpillé des cultivateurs vivriers, les uns et les autres étant massivement descendants d’Africains esclavagisés ou « engagés » après l’abolition. Héritier de la vieille calenda, ce bèlè (ou belair, comme on orthographie alors) est une pratique principalement tambourinaire. Musique vernaculaire, elle est d’autant moins figée que l’évolution économique et sociale conduit les communautés rurales à des remaniements et bouleversements constants. Ensuite, la polka est arrivée à Saint-Pierre dès les débuts de sa vogue parisienne. Musique des salons, elle se démocratise et surtout se créolise dans les débits de boissons ou les bals populaires.

Un instrumentarium s’impose dans les lieux de musique avec clarinette, trombone, violon, banjo, piano et batterie rudimentaire. Il faut y ajouter une sorte d’idéologie sensuelle assez particulière, qui fait de Saint-Pierre la capitale d’une identité créole se revendiquant comme éduquée, cravatée, fière d’elle-même et de sa prospérité, mais frénétiquement hédoniste. La biguine martiniquaise naît dans un Saint-Pierre qui s’enivre des fastes indépassés de son carnaval, donne naissance à une littérature sensuelle voire érotique singulière, dispose du plus beau théâtre des Antilles (il vient d’ailleurs de faire faillite quand survient l’éruption), éblouit par les somptueuses fêtes de la bourgeoisie locale… Avec ses cabarets et ses bals, la ville est une capitale musicale sur laquelle règnent les clarinettistes – Alphonse Pouloute, Cyrique, les frères Céran, Massi, Isambert dit Serpent Maigre, Léon Apanon dit Ti Laza. Tous mourront le 8 mai 1902, sauf Isambert, alors engagé à Cayenne, et Léon Apanon, absent de Saint-Pierre en raison d’un bal dans une autre commune. Leur style est volontiers incisif, canaille, chatoyant voire exubérant. Le jeu doit être disert mais implacablement régulier rythmiquement.  

La jumelle du Calypso 

Au commencement, d’ailleurs, le calypso originel est semblable du point de vue rythmique à la biguine – quelques accents et nuances de tempo mis à part.Un motif mélodique, Mango vert, enregistré en 1912 par le Lovey’s Original String Band, et considéré comme la première trace sonore du calypso, est également un lieu commun de la biguine martiniquaise, attestant de leur gémellité. On le retrouve par exemple dans Calalou, reprenant des thèmes attestés avant l’éruption et enregistré en 1934 par Léona Gabriel. On l’entendra aussi à Trinidad à la même époque dans The Treasury Fire de Lionel Belasco ou Treasury Scandal par Attila the Hun. Et il resurgira régulièrement dans des chansons de carnaval ou des productions commerciales dans les deux traditions, comme Manzé Zaza de la vedette du zouk coquin Francky Vincent en 1988.  

Le voyage de la biguine à Paris


Avec Stellio, Léona Gabriel, Ernest Léardée mais aussi des personnalités moins célèbres – et notamment des figures de musiciennes comme Maötte Almaby –, un phénomène neuf survient notamment en raison de l’Exposition Coloniale de 1931 : la France s’entiche d’une musique venue de son Empire.

La biguine en est transformée et ce phénomène confirme la théorie d’un Atlantique noir, océan aussi métaphorique que géographique, à travers lequel la dynamique de créolisation reste à l’œuvre.

Le zouk, entre nécessité et hégémonie


Un petit décalage d’à peine une décennie, et on aurait presque pu, en Europe, parler du zouk comme d’une musique postmoderne, agrégeant des éléments épars comme pour rechercher une efficacité et une puissance inédites. Un peu comme un courant, appelé fusion, a fédéré les énergies du rock et du hip hop. Or le zouk a cette singularité dans l’histoire des musiques populaires de n’être ni un objet de l’ère postmoderne qui commence avec la fin du XXe siècle, ni la conséquence de mouvements humains, sociaux et culturels irrésistibles au cœur d’une société créole. Musique de laboratoire, le zouk est l’incarnation d’un état singulier de la culture des Antilles françaises, si densément traversée d’influences que l’invention de Kassav' va entrer en résonnance avec de nombreuses cultures partout dans le monde.

Alors que le XXe siècle est entré dans son dernier quart, les Antilles françaises sont ouvertes à une multiplicité de flux économiques, humains et culturels. La départementalisation décidée en 1946 a abouti à créer une situation économique paradoxale : si le coût de la vie est nettement supérieur à celui de la France européenne et les revenus, inférieurs (aujourd’hui encore, les minima sociaux ne sont pas tous alignés sur les niveaux métropolitains), elles constituent néanmoins un eldorado pour les habitants des îles voisines. La capacité de consommation de ces îles, malgré leurs difficultés économiques constantes, semble symbolisée par le vacarme de la musique enregistrée, caractéristique des rues de Fort-de-France et Pointe-à-Pitre ou des vastes centres commerciaux de leurs périphéries.Mais la fragilité des structures de production et de diffusion locales explique qu’une grande partie des musiciens antillais vivent dans la « métropole » européenne. De même, les plus grandes vedettes du calypso trinidadien, Lord Kitchener (1922-2000) puis Mighty Sparrow (né en 1935) ou, a fortiori, les grands noms du kompa haïtien choisissent les États-Unis ou la Grande-Bretagne, terres d’accueil des grandes communautés émigrées (et de leur nostalgie).  


Océan indien, "batarsité" et acceptation


L’ancien domaine colonial français de l’hémisphère Sud, semis d’îles et d’archipels à l’histoire complexe et douloureuse, a vu naître des musiques créoles singulières, reflet d’une mosaïque ethnique parfois plus complexe que dans les Amériques. Ainsi, des sociétés nées de l’esclavage ont produit des faits culturels « blancs » mais aussi des musiques dont l’africanité alléguée a expliqué leur interdiction de fait pendant des décennies, comme dans le cas du maloya de la Réunion, devenu aujourd’hui le symbole d’un métissage qui espère avoir atteint un certain apaisement, notamment avec le personnage central qu’est Danyèl Waro.

Le maloya, musique bannie de la République

Le maloya a, dans les années 1970, ce privilège singulier d’être le seul genre musical qui soit plus ou moins clairement interdit sur le territoire de la République française. Car si les musiques de tambour de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane peuvent être rejetées par la bonne société, elles n’en sont pas moins présentes et tout à fait licites dans des circonstances festives ou sous forme folklorisée pour les touristes. En revanche, le maloya est ouvertement pourchassé par les autorités. Il suffit qu’on l’entende dans une fête pour que tombe le procès-verbal pour trouble à l’ordre public.Il n’est que dans l’enceinte des réunions politiques du Parti communiste qu’on l’entend encore, et sans risque pour les musiciens de se voir saisir leurs instruments ou de payer des contraventions.La société réunionnaise est alors très cloisonnée : les métissages dessinent une infinie palette de couleurs mais n’abolissent ni les préjugés ni les interdits. Démographiquement et culturellement, aucun groupe ethno-social ne domine numériquement et toute la Réunion se retrouve de préférence dans l’aimable frénésie du séga, musique de danse née de la créolité de l'océan Indien.  

Tambours, colère, conscience


Peut-être ne doit-on pas trop fantasmer l’existence d’une musique de révolte pendant les siècles d’esclavage. Mais, avec les abolitions, les tambours sont libérés et ils structurent des genres musicaux comme le gwoka de la Guadeloupe ou le bèlè de la Martinique, qui porteront la parole des classes populaires nées de la transformation des esclaves en humains libres.Il faudra longtemps, pourtant, pour que la conscience explicite de descendre de personnes esclavagisées ne vienne modeler des paroles d’artistes plaçant cette mémoire au cœur de leur œuvre, comme Eugène Mona, apparu en Martinique dans les années 1970 ou Christine Salem aujourd’hui à la Réunion. Il faudra longtemps, pourtant, pour que la conscience explicite de descendre de personnes esclavagisées ne vienne modeler des paroles d’artistes plaçant cette mémoire au cœur de leur œuvre, comme Eugène Mona, apparu en Martinique dans les années 1970 ou Christine Salem aujourd’hui à la Réunion.

Que font les tambours ?

Certains contemporains aiment associer les instruments à percussion à l’Afrique et à la résistance à l’esclavage. Sur le temps long, cette relation n’est ni évidente, ni constante, même si ce mythe séduisant converge avec des représentations sommaires (voire essentialistes) de l'africanité. La première apparition des tambours dans les sources d’époque est la pratique qui consiste, sur les navires négriers, à faire sortir de la cale les esclaves entravés pour leur faire faire de l'exercice sur le pont. Il leur est commandé de « danser » au son d’un tambour. Dans le système esclavagiste, le tambour est fréquemment associé à l’exploitation, notamment lorsqu’il rythme le travail servile. L’origine de certains rythmes du gwoka de la Guadeloupe et d’autres musiques tambourinaires de la Caraïbe est directement liée à la coupe de la canne ou au damage des routes. Cependant, les pratiques sociales et culturelles qui sont le creuset du gwoka de la Guadeloupe et du bèlè de la Martinique ne sont pas possibles avant 1848. La progressive codification de genres musicaux n’est possible que si l’expression et la circulation des individus est libre. À Trinidad et Tobago, l’interdiction légale des tambours de peau frappés à main nue (qui entraînera la naissance du steel band) est prononcée en 1883, quarante-cinq ans après l’abolition. Après l’abolition, ces musiques vont rester cantonnées à des espaces définis sous l’ordre esclavagiste, à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil ou comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle… 
Cela, outre un certain nombre de sources historiques, tend à expliquer, sinon la naissance, du moins la liberté de ces musiques, qui vont rester cantonnées à des espaces déjà définis sous l’ordre esclavagiste, c'est-à-dire à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil mais aussi comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle…Historiquement, la naissance du gwoka, du bèlè ou du maloya sont concomitantes de la naissance d’une nouvelle structuration sociale et géographique de la population, les anciens esclaves constituant des habitats et une nouvelle économie agraire à l’écart des plantations qu’ils ont quittées. Cela, outre un certain nombre de sources historiques, tend à expliquer, sinon la naissance, du moins la liberté de ces musiques, qui vont rester cantonnées à des espaces déjà définis sous l’ordre esclavagiste, c'est-à-dire à l’écart des villes, dans des groupes sociaux défavorisés, dans des circonstances ritualisées comme le deuil mais aussi comme recours sporadique dans l’expression des ruptures de l’ordre social courant – grève, « coup de main » après une catastrophe naturelle…
Historiquement, la naissance du gwoka, du bèlè ou du maloya sont concomitantes de la naissance d’une nouvelle structuration sociale et géographique de la population, les anciens esclaves constituant des habitats et une nouvelle économie agraire à l’écart des plantations qu’ils ont quittées.  

L'importance des violons 

Un certain nombre de réalités historiques viennent contredire les légendes. Si des récits de voyage ou l’imagerie d’époque montrent bien des percussions, il semble bien que l’instrument majeur des pratiques musicales des esclaves, dans la Caraïbe comme sur aux États-Unis, soit le violon. Aux États-Unis, on trouve le chiffre effarant de 8 % d’esclaves fugitifs sachant jouer du violon dans le dépouillement des avis de recherche publiés dans la presse – ce qui est aussi contre-intuitif par rapport à l’imagerie de la guitare dans le blues (qui, rappelons-le, apparait plus d’une génération après l’abolition). En ce qui concerne les colonies françaises, les sources d’époque décrivent tantôt la sauvagerie bruyante de musiques de transe, tantôt l’exquise délicatesse de pratiques proches des standards européens. Cependant, ne négligeons pas deux faits concrets : même les espaces de liberté des populations esclavagisées sont étroitement contrôlés (et l’on n’imagine pas que soient tolérées des fêtes nocturnes au tambour si elles gênent le sommeil des maîtres) ; au XIXe siècle, les esclaves nés en Afrique sont une minorité et les espaces récréatifs sont notamment conçus pour accélérer leur intégration à la population des esclaves nés sur place – et donc, indirectement, à une musique déjà créolisée.  

Le gwoka de la Guadeloupe

Dans le gwoka, le rythme est bâti par deux tambours au son grave et large jouant à l’unisson, les boula, tandis qu'un tambour soliste plus aigu, le makè, brode en toute liberté. Une calebasse séchée remplie de graines est secouée pour marquer le temps, outre une grande liberté d’usage de petites percussions. Les chants tournent autour de la vie quotidienne, avec maintes allusions au voisinage ou aux personnages en vue, et passent du moralisme le plus sentencieux à la satire la plus acide. Le chœur (les répondè) reprend les phrases les plus fortes du soliste, qui souvent improvise en bonne partie ses paroles. L’art de la danse dans le gwoka est longtemps caractérisé par la fonction de direction des tambours qu’exerce la danseuse – puisque ce rôle est le plus souvent féminin pendant plusieurs générations rurales. La pratique des tambouyè (les percussionnistes) repose sur sept rythmes de base, dont le nombre s’est figé dans la seconde moitié du XXe siècle, lorsque le gwoka s’est unifié, les rythmes étant jusque là associés à des terroirs. Longtemps, cette musique sera cernée entre le rejet de l’Église, la méfiance des autorités et une Guadeloupe « évoluée » rejetant cette expression créolophone, rurale, prolétaire et souvent présente dans les « désordres » indépendantistes ou syndicalistes.  

Le silence de l'antiracisme


Depuis quelques décennies, la chanson française s’engage contre le racisme. Cela ne lui fait pas pour autant porter le regard sur l’esclavage, qui n’est évoqué fugitivement que lorsqu’il est question des États-Unis, où la lutte pour les droits civiques a éveillé les consciences d’artistes français. Mais l’esclave n’existe pas pour la variété populaire française, même si le reggae jamaïcain et son obsession du retour en Afrique a été d’une grande importance pédagogique. L’esclavage est une réalité implicite dans notre culture populaire.

Figures du noir et "racisme gentil"


L'IMPENSÉ DE NOTRE CULTURE POPULAIRE

La France n’est pas une nation tout à fait neutre dans son rapport aux personnes dites de "race" noire. Ayant pratiqué l’esclavage dans ses colonies pendant plusieurs siècles, ayant eu parfois une pratique ambiguë quant au statut d’esclaves sur son sol européen, ayant bâti un vaste empire en Afrique au XIXe siècle, ayant une part de son territoire national outre-mer, la France cumule des regards et des présences qu’il est utile d’interroger dans leurs conséquences sur les droits et les situations de ses citoyens. Et que dit la chanson française des Noirs ? Est-elle exempte de représentations problématiques ?

Une des plus célèbres chansons affirmant cette idée d’un atavisme musical particulier aux Noirs est évidemment Je voudrais être noir de Nino Ferrer en 1966, plainte tragi-comique d’un musicien européen s’adressant à des stars d’outre-Atlantique (Wilson Pickett, James Brown, Ray Charles, BB King), et demandant comment « chanter comme vous » et concluant « Je crois que c’est la couleur de ma peau qui ne va pas ».
Évidemment absous pour ce discours au second degré, Nino Ferrer laisse quand même entrevoir quelques clichés : « Je voudrais être noir / Noir, noir, noir, oui tout noir / Avec une belle couleur d'ébène et des cheveux crépus / Et puis je voudrais habiter là-bas / Pour pouvoir chanter tous les soirs (…) Pouvoir taper sur un tambour entouré de mes amis noirs / Et faire la nouba tous les soirs ».

Plus discrète commercialement, la chanteuse Emmanuelle Mottaz (alors sous son seul prénom), enregistre Je voudrais être noire, dont le texte est coécrit avec Jean-Luc Azoulay (1989) : « Oh je voudrais être noire / Oh savoir pouvoir avoir / Oh ce don de la musique ». Pratique d’une vision raciale bienveillante mais puisant aux mêmes sources que des conceptions raciales moins affables…

​​​​​​​La bienveillance quant aux Noirs, considérés comme grands musiciens par essence, suscite parfois l’accusation de condescendance – le fameux « racisme gentil » pétri de belles intentions et révélant le mépris d’un regard surplombant. Sans s’arrêter à des questions parfois périlleuses et polémiques sur les nombreuses nuances de l’antiracisme, notons que la pente de la question raciale est assez glissante pour que peu d’auteurs s’y aventurent en dehors des pétitions de principe.
Elle sort qu’avec des blacks, chanson d’Anaïs, en 2005, fait figure d’exception dans la complexité de son jeu sur les stéréotypes raciaux. Sur l’album inaugural d’une belle carrière (The Cheap Show, vendu à plus de 500000 exemplaires), Anaïs présente un personnage de jeune femme dont elle dira souvent qu’il s’agit d’une amie personnelle : « Elle aime bien le cliché antillais / Du gars bien habillé qui dit : / "Tu danses comme au pays" (…) Ils savent se parfumer, pour qu’elle se laisse enivrer / Elle ne peut pas résister à les embrasser (…) Elle sort qu’avec des blacks / Et quand son rêve se casse / Un autre prend sa place, elle sort qu’avec des blacks ».
Portrait comique, cherchant sciemment une certaine gêne auprès au public mais suffisamment efficace musicalement pour devenir un grand succès de concert… Une manière finaude d’interroger l’antiracisme, dans les interstices entre bonne et mauvaise conscience.