Début d'une nouvelle ère ou fin d'un vieux monde ? Révolution culturelle ou révolte politique ? Ivresse passagère ou fracture historique ? Mai 68 ne marque pas seulement une date majeure de la France contemporaine : c'est aussi un bouquet de débats pour les historiens, les sociologues, les politiciens... et tous les citoyens de ce pays, qu'ils aient ou non l'âge d’avoir été témoins ou acteurs du grand tourbillon de ce printemps-là.
Mai 68 est peut-être, après la Fronde, la Révolution et la Première Guerre mondiale, un des quelques événements de notre histoire dont la trace impacte autant la chanson – celle des rues et celle des transistors, celle qui réagit immédiatement et celle qui explore la mémoire. Explorons ce patrimoine à travers les archives de la Sacem, de la Sorbonne occupée à la nostalgie d’un mois révolutionnaire.
Par Bertrand Dicale
Visuel : Musicien de l’Opéra en grève jouant devant la bouche du métro Opéra © Gérard BOUSQUET
La bande-son de Mai
Les ondes de 1968 ne sont pas libres. À Paris, les transistors ne captent que des radios plus ou moins directement contrôlées par l’État. Quand la grève paralysera l’ORTF, réduite à des programmes musicaux presque ininterrompus, la musique elle-même restera sous contrôle.
Et, sur les radios périphériques – Europe 1 et RTL –, les tensions avec le ministère de l’Intérieur sont suffisamment attisées par la couverture des événements et de la violence de la répression policière pour que les chansons ne soufflent pas sur les braises. Aussi, la bande-son de Mai 68 est-elle plutôt pop et lègère…
Sur les platines de la Grève
Mai 68 sera l’événement le plus radiophonique de l’histoire contemporaine de la France, la télévision, son matériel lourd, ses délais techniques et son contrôle étatique est totalement distancée. Par ailleurs, jamais on n’a autant écouté la radio en France : 20% des foyers étaient équipés de postes à transistors en 1962 et ils seront plus de 70 % en 1969, sans compter que l’équipement en « grosses radios » continue d’augmenter.
Car le pays tout entier colle l’oreille au transistor toute la journée et souvent toute la nuit. Grâce à leurs voitures émettrices, leurs motards et – surtout – le courage de leurs journalistes et techniciens, les radios périphériques inventent le direct sans fin depuis le Quartier Latin ou les divers points chauds de l’actualité. Les grilles de programmes ne pouvant s’en tenir sagement aux jeux, aux chroniques culinaires et aux feuilletons radiophoniques, la musique s’installe sur les ondes entre les longues plages d’information.
Sur les antennes de l’ORTF, en grève du 13 mai au 22 juin, la musique prend la place des programmes habituels. Aussi, peu de chansons sont autant écoutées que les chansons diffusées en Mai 68.
Les CRS et Joe Dassin
Les charges de CRS sur le boulevard Saint-Michel deviennent si habituelles, si routinières, si rituelles que les badauds assistent tranquillement depuis le trottoir au ballet des forces de l’ordre et des contestataires. Les CRS se mettent à courir, matraque en main, quand soudain l’un d’eux pointe le doigt en tournant la tête vers un gaillard brun dont la haute stature dépasse de la foule des spectateurs. « Eh ! les gars, regardez, c’est Joe Dassin ! » Alors tous les CRS regardent le chanteur qui est seulement venu là en voisin, puisqu’il habite rue d’Assas. Et la rigueur martiale de leur alignement en prend un coup… Cela fait un peu de répit aux manifestants d’en face.
C’est à de tels signes que l’on se rend compte de sa popularité. Et Siffler sur la colline est la chanson qui transforme Joe Dassin en star, après que son étoile a patiemment monté au firmament du show business depuis quelques années.
« Elle m'a dit d'aller siffler là-haut sur la colline »
Au commencement, Uno tranquillo, un succès en Italie de Riccardo Del Turco. Ce chanteur de variétés enregistrera bientôt Luglio, qui deviendra un succès d’Herman Hermits en anglais et Le Petit Pain au chocolat de Joe Dassin en 1969. Mais, dans l’immédiat, Jean-Michel Rivat et Frank Thomas adaptent Uno tranquillo. En version originale, il s’agit des confidences d’un homme épris de calme qui demande si la femme qu’il aime est aussi tranquille que lui.
En version française, ce sera un conte galant et agreste dans la manière des chansons d’Ancien Régime ou de Georges Brassens : « Je l'ai vue près d'un laurier, elle gardait ses blanches brebis / Quand j'ai demandé d'où venait sa peau fraîche, elle m'a dit / C'est d'rouler dans la rosée qui rend les bergères jolies / Mais quand j'ai dit qu'avec elle je voudrais y rouler aussi / Elle m'a dit / Elle m'a dit d'aller siffler là-haut sur la colline / De l'attendre avec un petit bouquet d'églantines / J'ai cueilli des fleurs et j'ai sifflé tant que j'ai pu / J'ai attendu, attendu, elle n'est jamais venue ».
Mélodie et arrangements sixties, histoire intemporelle : sans le savoir, Joe Dassin entre dans la mémoire collective avec cette fantaisie douce.
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Riquita, quarante-trois ans plus tard
Sur les ondes, une autre présence est obsédante, qui va rester à la mémoire de beaucoup de Français par son décalage surréaliste avec la gravité et le caractère inédit des événements du moment : Riquita. Alors que la rue exige l'effacement du vieux monde, c'est un vénérable refrain que diffuse la radio aux heures de grande écoute, puisque la chanson est née en 1925.
Elle est un des derniers fruits de la prolifique collaboration d’Ernest Dumont avec le compositeur (et médecin) Louis Bénech, qui disparaît à l’âge de cinquante ans, avant de voir imprimé le petit format de Riquita. La chanson raconte l’histoire d’une chanteuse venue de l’île de Java et devenue une célébrité à Paris, où elle souffre du mal du pays : « Riquita / Jolie fleur de Java / Viens danser / Viens donner des baisers / Tes grands yeux langoureux ensorcellent / Ton doux chant émouvant nous appelle / Riquita joli rêve d'amour / On voudrait te garder pour toujours ».
À l’origine, Riquita croise deux imaginaires exotiques avec la créature langoureuse venue des Tropiques et la modernité américaine du fox trot. Mais, en 1968, elle est portée par une voix gouailleuse, savamment prolétarienne mais quinquagénaire, celle de Georgette Plana. Venue du music-hall bordelais, elle a percé à Paris pendant l’Occupation, en interprétant justement le répertoire déjà daté des dernières années du caf’ conc’.
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« La gare n'est plus qu'une carcasse »
Il est cinq heures, Paris s’éveille est né d’une conversation entre Jacques Wolfsohn, directeur artistique des disques Vogue, avec Jacques Dutronc et son auteur Jacques Lanzmann, à propos du décalage entre le paysage parisien connu des noctambules et celui que fréquentent les gens « normaux ». Le thème est classique : tout amoureux lettré de Paris connaît Tableau de Paris à cinq heures du matin publié en 1802 par le chansonnier Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers et enregistré, notamment, par Marc et André en 1960 : « Déjà l’épicière / Déjà la fruitière / Déjà l’écaillère / Saute à bas du lit / L’ouvrier travaille / L’écrivain rimaille / Le fainéant bâille / Et le savant lit ».
En une nuit, Jacques Dutronc, Jacques Lanzmann et Anne Segalen mettent au point une traversée de Paris à la fois intemporelle et marquée par l’actualité, les vers « Et sur le boulevard Montparnasse / La gare n'est plus qu'une carcasse » évoquant l’énorme chantier d’où émergera une tour de 210 mètres.
Relativement monotone musicalement, la chanson est rehaussée, lors de son enregistrement, par une improvisation en une seule prise du flûtiste classique Roger Bourdin, présent ce jour-là au studio Vogue pour un autre enregistrement.
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Johnny Hallyday casse-t-il tout ?
Le super-45 tours sort au moment du dépôt de la chanson à la Sacem, le 22 février. Très vite, Il est cinq heures, Paris s’éveille pointe dans les hit parades – 7e chez Europe 1 le 24 (avant de faire tout le mois de mars en 1re place), 5e sur France Inter le 3 mars, 8e sur RTL le 9 mars. La chanson est en tête du classement du magazine Salut les copains pour la période du 15 mars au 15 avril. Quand le Quartier latin se couvre de barricades, on l’entend toujours énormément à la radio, sans que les programmateurs ne paraissent craindre de double sens.
Il n’en est pas de même d’À tout casser, chanson de Johnny parue en tête d’un super-45 tour le 8 avril, pour préparer la sortie du film éponyme dont il est le héros – un motard blouson noir en butte aux manigances d’un truand incarné par Michel Serrault. Malgré le succès, la chanson quitte les platines des radios en plein mois d’émeutes, avec son texte possiblement mal à propos : « À plein gaz, je préfère ma liberté / Tout ou rien mais jamais la moitié / Ce qui est moi, faut pas y toucher / Dans ces moments-là, toujours malgré moi / J'arrive à tout casser ». Le film ne sortira qu’en octobre.
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Sous les pavés, des tubes
Des sorties qui ne parviennent pas aux disquaires en raison de la paralysie des transports, des chansons inopportunes dans le contexte du moment, des nouveautés oubliées dans la confusion… mais il y a aussi des tubes dans la BO de ces semaines tumultueuses.
Ainsi, la gravité du Petit garçon de Serge Reggiani, arrivé dans le hit parade à la fin avril… Et une poignée de succès pop ou soul anglo-saxons vont prendre de la place sur les ondes : Lady Madonna des Beatles, Nights in White Satin des Moody Blues, (Sittin’ On) The Dock Of The Bay d’Otis Redding, Delilah de Tom Jones, Mrs Robinson de Simon and Garfunkel, la version d’Eleanor Rigby par Ray Charles…
Le 7 mai 1968, les amateurs français de soul sont à l’Olympia pour un concert d’Aretha Franklin dont l’enregistrement sortira quelques mois plus tard aux États-Unis sous le titre Aretha in Paris. Guirlande de tubes : Respect, I Never Loved A Man (The Way I Love You), Come Back Baby, (I Can’t Get No) Satisfaction…
Il semble que la grève ait bloqué la diffusion d’un nouveau 45 tours qui n’apparaîtra qu’à la fin mai chez les disquaires, Think. La chanson sera un des tubes de l’été en France, prolongeant discrètement une partie du message de Mai : « You better think (think) / Think about what you're trying to do to me / Yeah, think (think, think) / Let your mind go, let yourself be free / Oh, freedom (freedom), freedom (freedom) ».
Les inconnus de Mai
Comme d’habitude, en ce mois de mai, des artistes font leurs débuts – des débuts contrariés ou, au contraire, magnifiés par les événements. Dans un pays qui tangue, quelques premières notes se font entendre qui, malgré les circonstances, vont marquer les mémoires.
Ainsi, Julien Clerc et Gérard Manset vivent un envol hors norme. Venu de Grèce, le trio Aphrodite’s Child enregistre in extremis Rain and Tears, qui sera une sorte d’hymne de l’après-Mai, dans un son ouaté et rêveur qui poursuit l’enchantement suscité par The Days of Pearly Spencer de David McWilliams.
Sous les pavés, un singulier répertoire de jeunesse et de nouveauté…
Julien Clerc et la Cavalerie
Le jeudi 9 mai, les disquaires placent dans leurs rayons les nouveaux 45 tours de la semaine. Parmi ceux-ci, un disque Odéon-EMI d’un certain Julien Clerc.
Sur la pochette, il figure avec un air grave de jeune romantique dont les cheveux sont joliment indisciplinés et descendent bas sur la nuque. La chanson de la face A, que la maison de disques a indiqué aux radios comme étant sa priorité, commence par quelques notes un peu désordonnées de guitare avant que ne se déploie une ample mélodie que vont peu à peu venir habiter violons et cuivres mais, surtout, une voix au vibrato affirmé : « Quand je vois les motos sauvages / Qui traversent nos villages / Venues de Californie / De Flandres ou bien de Paris / Quand je vois filer les bolides / Les cuirs fauves et les cuivres / Qui traversent le pays / Dans le métal et le bruit / Moi je pense à la cavalerie ».
Cette Cavalerie ne défile pas comme l’attaché de presse d’EMI l’imaginait : les émissions auxquelles doit participer Julien Clerc sont annulées sur les radios périphériques qui commencent à donner la priorité au direct depuis le Quartier Latin, tandis que la grève de l’ORTF emporte celles de France Inter.
La Cavalerie n’est pas seulement la première chanson de Julien Clerc qui passe à la radio. Le chanteur, qui a vingt ans depuis le 4 octobre 1967, a composé sur un texte d’Étienne Roda-Gil – bientôt vingt-sept ans – militant anarchiste proche de l’Internationale situationniste et répétiteur d’espagnol à la Sorbonne. Ils se sont rencontrés à L’Écritoire, bistrot en face de l’université, où le jeune chanteur a lancé à la cantonade qu’il cherchait un parolier.
Leur chanson ne bénéficie plus du « plan promo » prévu mais elle passe sur les ondes, avec son élan neuf et son lyrisme adolescent. Roda-Gil voit dans la moto un outil de liberté qui fait écho, par exemple, à Harley Davidson que Serge Gainsbourg a donné à Brigitte Bardot, fin 1967. Julien Clerc chante : « Un jour je prendrai la route / Vers ailleurs coûte que coûte / Je traverserai la nuit / Pour rejoindre la cavalerie ».
Et comment ne pas entendre avec force le dernier couplet : « J'aurai enfin tous les courages / Ce sera mon héritage / Et j'abolirai l'ennui / Dans une nouvelle chevalerie ». Roda-Gil ne veut pas seulement abolir l’ennui, mais aussi le vieux monde : il participe aux combats de la nuit du 10 mai, comptant parmi les derniers défenseurs de la barricade de la rue Thouin, près de la Contrescarpe. « Nouvelle chevalerie », dit la chanson…
L'aube sombre de Gérard Manset
Un brouhaha de cordes, une flûte à bec, des bruits d’instruments mélangés à des grondements d’animaux, puis une voix qui clame : « Animal, on est mal / On a le dos couvert d'écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant / " Ici, pas de serpent ! " ».
Ce 9 mai, Gérard Manset sort son premier 45 tours chez Odéon- EMI et, tout comme Julien Clerc, il voit se vider d’un coup son agenda promotionnel. Animal on est mal aurait pourtant besoin d’explications : une poésie à la fois surréaliste et prophétique, une orchestration qui tient autant de la musique contemporaine que de la pop la plus audacieuse.
Le texte est terriblement sarcastique (« Animal, on est mal / Et si on ne se conduit pas bien / On revivra peut-être dans la peau d'un humain ») et ce sombre Ovni n’est pas massivement diffusé pendant cette période trouble. Mais, fin juin, Animal on est mal pointe son museau dans les hit parades. L’épopée underground de Manset commence.
La consolation française de The Days of Pearly Spencer
Aujourd’hui, pour l’industrie de la musique en Grande-Bretagne, The Days of Pearly Spencer compte parmi les cas d’école – un lancement résolument hors cadre qui se retourne contre l’artiste.
Jeune chanteur nord-irlandais, David McWilliams chante la vie d’un clochard avec une acuité bouleversante : « The days of Pearly Spencer / The race is almost run » (« Les jours de Pearly Spencer, la course est presque terminée »). Le refrain a été enregistré au téléphone, depuis la cabine proche du studio, et les arrangements de cordes sont signés de Mike Leander, qui a auparavant travaillé sur She’s Leaving Home des Beatles ou As Tears Go By de Marianne Faithfull.
The Days of Pearly Spencer est soutenu par une énorme campagne de publicité dans la presse et sur les bus londoniens, et massivement diffusé par Radio Caroline, la plus puissante radio pirate émettant depuis la mer du Nord … ce qui entraîne le boycott de la BBC. Dès lors, la chanson n’entre pas dans les charts britanniques mais, lorsque l’orage de Mai commence, elle est n°1 du hit parade français. Gravité, lyrisme, tension : un élément majeur de la bande originale de Mai 68.
Aphrodite's child
Après la folie d’un printemps insurrectionnel, la France se reposera, se consolera ou s’enivrera avec la pop cotonneuse et céleste d’un groupe de jeunes musiciens grecs, Aphrodite’s Child. Demis Roussos, Vangelis Papathanassiou et Lucas Sideras, déjà stars dans leur pays dans deux groupes, ont pris la route de Londres où ils espèrent conquérir une gloire internationale. Ils font étape à Paris en attendant leur visa britannique et enregistrent une chanson neuve, Rain and Tears, juste avant le début de la grève générale, le 13 mai.
La mélodie est construite sur le Canon de Pachelbel, que connaissent tous les apprentis pianistes et tous les familiers de la radio du dimanche matin, et qui vient d’être utilisé pour l’enregistrement à Londres de la chanson Oh Lord, Why Lord par les Pop Tops, groupe espagnol (qui plus tard, enregistrera la première version anglophone de Mamy Blue).
La composition de Vangelis a besoin de paroles et la maison de disques fait appel à Boris Bergman, jeune parolier débutant qui a passé une partie de sa jeunesse à Londres. Il écrit rapidement un texte sur une inspiration immédiate : une larme sur la joue d’une jeune fille lisant une lettre dans le métro qui l’amenait dans les locaux de Philips.
Rain and Tears ne peut évidemment être pressé et diffusé dans la France en pleine grève générale. Le 45 tours sort finalement début juin et explose rapidement dans les hit-parades. Il sera à la fois le symbole du retour à la normale et du besoin de poursuivre encore un peu le rêve. Pendant dix semaines, la chanson tient la tête du hit parade et s’impose comme le tube de l’été 1968, avant de devenir un des plus mémorables classiques de la décennie. La France qui s’était révoltée trouve dans cette pop nouvelle une promesse d’avenir radieux ; la France qui avait eu peur constate que rien ne s’est tout à fait effondré mais que ce coup de jeune sur Pachelbel est séduisant… Sans que personne n’y ait songé lors de l’élaboration de ce single, Rain and Tears est sans doute un des seuls consensus français de 1968 : entre tradition et modernité, entre classique et pop, entre dépaysement et couleurs familières, c’est une brillante motion de synthèse culturelle.
Chansons et disques de la Sorbonne
Ce n’est pas seulement une formule de journaliste ou un slogan gauchiste : Mai 68 fait descendre la parole dans la rue. Dans un Quartier Latin aux chaussées dépavées, mais aussi partout en France dans les cours d’usine, dans les amphithéâtres d’université, sous les préaux de lycées, dans les jardins publics envahis par les grévistes, les mots, les phrases, les discours jaillissent, et ils ne sont pas toujours construits par des orateurs officiels de formations syndicales ou politiques.
Au contraire, c’est une soupape qui s’ouvre et libère tout ce qui ne s’entendait pas jusqu’alors sur les canaux officiels d’une république plus gaulliste que gaullienne, ni dans la logomachie de la gauche « bureaucratique » – c'est-à-dire le Parti communiste et la CGT. Alors on parle, on crie, on chante…
La rue a la parole
Chaque mouvement, chaque sensibilité politique a son rapport particulier à la musique.
Dans les universités parisiennes, on écoute beaucoup Georges Brassens, Jean Ferrat ou Charles Aznavour, mais ce ne sont pas leurs œuvres qui vont se trouver le plus directement en prise avec la tonalité des événements… même si ces artistes suscitent des parodies jaillies des occupations. On chante Avec mon p’tit pavé j’avais l’air d’un con sur l’air de Marinette ou on réécrit le fameux Je m’voyais déjà pour moquer les espérances de retour à l’ordre du gouvernement – pratique courante en France à chaque grand mouvement collectif.
La chanson est une activité militante spontanée, même si elle n’est pas aussi spectaculairement créative que peut l’être l’affiche qui, notamment à l’Atelier populaire né aux Beaux-arts, connaît une floraison historique.
Peut-être est-ce parce que la chanson est le plus souvent un art très lié à la personnalité – et même à la personne – de ses créateurs qu’on ne verra pas naître au cours de ces semaines folles des grandes chansons restées dans la mémoire collective, au contraire de certaines périodes fiévreuses de la Révolution française.
La révélation de Béranger
Un jour de ce mois pendant lequel la rue a toutes les imaginations, un type de trente et un ans voit des étudiants qui rédigent collectivement une chanson, en jetant des phrases à voix haute et en les « essayant » immédiatement. Puis ils écrivent le texte à la craie sur un mur et le font chanter, aussitôt, aux passants. Or cet homme a chanté jadis, dans des hôpitaux et des cours de HLM, devant des usines et sur des places de village. Il avait commencé des études « normales » mais les avait interrompues à seize ans pour entrer comme ouvrier chez Renault en 1953. Certes, son père était militant syndicaliste mais il avait aussi été député et le jeune François Béranger ne voulait pas d’une vie prévisible. Il était monté dans la Roulotte, troupe de théâtre héritière des comédiens de tréteau, du Groupe Octobre de Prévert et du théâtre de Brecht. Quelques années plus tard, la guerre d’Algérie l’avait entraîné loin de là et, après sa démobilisation, il était devenu réalisateur à l’ORTF.
Ce choc sur un trottoir de Mai 68 lui fait sortir sa vieille guitare, son stylo et ses cahiers. François Béranger adhérera en janvier 1970 à la Sacem, et deviendra une des voix les plus fortes de la « contestation » de la décennie qui suit Mai.
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« Une musique sauvage et éphémère »
L’exemple américain a du poids : les agitateurs de l’université de Berkeley et le folk de Bob Dylan montrent la voie d’une parole jaillie de la base. On ne voyait guère de guitares aux parages des manifestations contre la guerre d’Algérie ; elles sont très présentes dans les facultés et les lycées occupés de Mai 68.
Cependant, le rock n’a guère droit de cité à la Sorbonne. Une bonne partie des militants gauchistes des multiples sensibilités marxistes professent un franc mépris pour les esthétiques « bourgeoises » et yankee. En revanche, on entend du free jazz à la Sorbonne – une musique contestataire, jouée par des musiciens noirs dont certains sont à Paris parce qu’ils sont déserteurs par refus de servir au Vietnam.
Cela fait écho à un graffiti légendaire des murs du Conservatoire national supérieur de musique en grève : « Nous voulons une musique sauvage et éphémère. Nous proposons une régénération fondamentale : grève de concerts, des meetings sonores : séances d'investigation collectives, suppression du droit d'auteur, les structures sonores appartiennent à chacun. »
La parole est au peuple, et non aux auteurs-compositeurs-interprètes. L’aventure est collective, même si quelques individualités se font remarquer.
Crédit : affiche de l’atelier populaire des Beaux-arts, Mai 1968
« Et j´ui ai dit : crève salope ! »
Un gamin du XIVe arrondissement a eu seize ans le 11 mai, au lendemain de la nuit des barricades. Il vient communier avec les étudiants de la Sorbonne occupée. Là, en griffonnant au dos d’un tract, il écrit sa première « vraie » chanson : « Je v’nais de manifester au Quartier / J’arrive chez moi fatigué, épuisé / Mon père me dit : bonsoir fiston, comment ça va ? / J’lui réponds : ta gueule sale con, ça t’regarde pas / Et j’ui ai dit : crève salope / Et j’ui ai dit : crève charogne / Et j’ui ai dit : crève poubelle / Vlan! Une beigne ! ».
Le lendemain, au lycée, il répond de la même manière à sa professeure d’anglais croisée dans la cour. Deuxième beigne. Puis « L´proviseur m´a convoqué le lendemain / Dans son cabinet privé, pour un entretien / Y m´dit : essuyez vos pieds avant d´entrer / J´ui ai dit : écoute mon pote, tu m´laisses causer / Et j´ui ai dit : crève salope / Et j´ui ai dit : crève charogne / Et j´ui ai dit : crève fumier / Vlan ! Viré ! » Traînant dans la rue, il s’en prend à un policier, ce qui le conduit en prison puis à l’échafaud après qu’il a lancé son « crève salope » au prêtre venu le confesser.
Le tout jeune garçon ne sera admis comme sociétaire à la Sacem que le 11 février 1975 et fera carrière en utilisant son seul prénom, Renaud.
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Le premier tube de Renaud
Il la chante, le soir même, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, sur trois accords de guitare. Aussitôt après avoir été applaudi par les étudiants, il dicte le texte à d’autres jeunes gens. Renaud va chanter aussi dans son propre établissement en grève, le lycée Montaigne, à dix minutes de marche de la Sorbonne. Ainsi, Crève salope circule dans les lycées et facultés de Paris.
Des variantes ajoutent des couplets au nom d’un proviseur ou du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin. Il est vrai que l’expression, utilisée dans un sens politique, est dans l’air du temps. On la trouve dès le mois d’avril 1968 sur un tract diffusé par un groupe situationniste de Bordeaux qui signe « Comité de salut public des vandalistes » et affirme : « La lutte contre l’aliénation se doit de donner aux mots leurs sens réel que de leur rendre leur force initiale. Aussi ne dites plus société mais dites racket ».
À l’Institut pédagogique national de la rue d’Ulm occupé, une affiche proclame « Ne dites plus : Monsieur le pédagogue ; dites : crève salope ! ». Le numéro 2 de L’Enragé, paru le 31 mai, porte en Une le titre « Crève, général ».
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Évariste et La Révolution
À la Sorbonne, Renaud Séchan rencontre un garçon de vingt-cinq ans. Joël Sternheimer, dont le père est mort à Auschwitz, est un chercheur en mathématique et en physique qui a profité du succès d’Antoine pour signer un contrat discographique. Sous le pseudonyme d’Évariste, il enregistre deux 45 tours farfelus et hippies avant que ne déferle Mai 68.
Le jeune chanteur ne sait pas taper à la machine et c’est Renaud le lycéen qui dactylographie sa chanson La Révolution : « Le père Legrand dit à son p'tit gars / - Mais enfin bon sang qu'est-ce qu'y a / Qu'est-ce que tu vas faire dans la rue fiston ? / - J'vais aller faire la révolution / - Mais sapristi bon sang d'bon sang / J'te donne pourtant ben assez d'argent / - Contre la société d'consommation / J'veux aller faire la révolution ».
La chanson aligne calembours politiques (« Ah si tu travailles comme ça j'ai peur / Qu'tu passes pas dans la classe supérieure / - Les différences de classe nous les supprimerons / C'est pour ça qu'on fait la révolution ») et références directes aux CRS et à Cohn-Bendit.
Pas question de la sortir chez Disc’AZ, sa maison de disques, qui demande cependant à l’usine de pressage qu’elle consente à Évariste le même tarif que pour elle. C’est ainsi qu’est pressé La Révolution, premier 45 tours du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle – sous la référence CRAC 01.
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Le Comité Gavroche Révolutionnaire
En face B, La Faute à Nanterre, chanson qui tient autant de la pop que du chant révolutionnaire – « Je suis tombé par terre / C'est la faute à Nanterre / Le nez dans le ruisseau / C'est la faute à Grimaud / On m'a foutu en taule / C'est la faute à De Gaulle / On m'a tout amoché / C'est la faute à Fouchet ». La pochette indique qu’Évariste chante avec les chœurs du Comité Gavroche révolutionnaire. De fait, des voix juvéniles élargissent les refrains (« Y'en a marre du capitalisme / Y'en a marre du paternalisme / Y'en a marre du foutu gâtisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat »).
Plus tard, Renaud revendiquera avoir été, à la Sorbonne, le fondateur du Comité Gavroche révolutionnaire en reconnaissant qu’il ne s’agissait pas d’un groupe plus nombreux que les doigts d’une main.
Les cartographes du gauchisme connaissent ce Comité comme une dissidence du Comité d’agitation culturelle révolutionnaire (officiellement CACR et non CRAC) qui s’adresse, selon des affiches conservées dans les archives, aux « jeunes intéressés par dessin, théâtre, peinture, sculpture, poésie, escalier C, 1er étage gauche ». Mais, à l’écoute, il ne semble pas que l’on puisse reconnaître le timbre de Renaud – même un Renaud de seize ans.
45 tours hors-circuit
Le 45 tours d’Évariste sort avec une pochette illustrée par Wolinski, cofondateur avec Siné de L’Enragé, le journal né de Mai 68. Au verso de la pochette, un avertissement : « Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3 francs afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels. »
L’étiquette ronde sur le disque ne porte pas le logo habituel du BIEM, signalant que les droits de reproduction mécanique seront perçus. Il s’agit bien d’un disque hors des circuits commerciaux, que l’on ne trouvera pas chez les disquaires ou dans les supermarchés, mais dans des librairies ou des locaux d’organisation politiques, ou en marges des manifestations.
Même situation pour La chienlit c’est lui-La poésie est dans la rue, 45 tours dont la pochette reprend une célèbre affiche de Mai et à propos duquel le Comité d’agitation culturelle avertit qu’il « a été réalisé et est vendu en dehors de toute légalité tant fiscale que commerciale et politique. »
Poèmes anonymes et révoltés
Le disque La poésie est dans la rue « présente dix-sept des nombreux poèmes recueillis à la Sorbonne en mai-juin 1968 ». Un garçon et une fille alternent en lisant des textes de quelques dizaines de secondes ou une minute. Qui sont-ils ? Qui sont les auteurs ?
« Il est important que ce disque n’ait aucun caractère privé (anonymat total et œuvre collective). Personne ne peut se l’approprier pour sa publicité personnelle ou pour son compte en banque, ce qui est le cas de nombreux bouquins et disques sortis depuis mai. Il est le premier à être vendu dans un but strictement militant : par exemple, un disque vendu 5 francs = 10 affiches en sérigraphie 60 x 80 ».
On ne saura donc jamais avec certitude qui a écrit et qui déclame, par exemple, le poème Mai : « À chaque oreille retentit la voix des foules en colère / Le drapeau rouge flotte sur son vrai lieu et sur son front la fièvre / Cent mille pavés volent des mains nues / Les automobiles brûlent joyeusement / Premières libertés / À la Sorbonne les ouvriers donnent des cours / Les bourgeois viennent voir et ricanent apeurés / Déferle la mer des désirs censurés ».
Dominique Grange et d'autres enragès
Venue de la variété, la chanteuse Dominique Grange prend fait et cause pour les occupants de la Sorbonne et abandonne une carrière bien tracée pour devenir la voix de la révolte, avec des chansons enregistrées quelques mois après les événements puis dans une vie d’« engagée à perpétuité », selon sa propre expression.
Ses combats et ses chansons vont contribuer à la légende future de Mai 68, comme une curieuse aventure musicale et militante née dans les parages de l’Internationale situationniste.
Une chanteuse, de mai à septembre
Dominique Grange aurait dû être seulement une artiste de la chanson poétique qui, après que la Rive Gauche eut été supplantée par le raz-de-marée yé-yé, retrouve de nouvelles couleurs dans les années 60. Quelques 45 tours joliment remarqués, quelques années de compagnonnage avec Guy Béart et un talent reconnu d’auteure-compositrice : quand Mai 68 éclate, elle est une artiste de vingt-huit ans pour qui la plume et la guitare ne sont pas des armes – pas encore.
Dans la Sorbonne occupée, elle est entraînée dans l’action par le Comité d’action révolutionnaire culturelle. Dominique Grange chante dans les amphithéâtres ou les usines. Son engagement l’amène même loin de Paris, tant et si bien que, lorsque le travail reprend partout et que les étudiants passent de la grève aux vacances, elle continue à chanter la révolte de Mai de ville en village en Provence, avec pour port d’attache le festival d’Avignon où l’agitation tangue et gronde. Puis elle rentre à Paris en septembre et enregistre un disque révolutionnaire dans son propos et dans son mode de production.
Les disques Expression Spontanée
Le chanteur fantaisiste Jean Bériac veut quelque chose de neuf dans la fabrication, le pressage et la diffusion de disques qui continuent à porter la révolte et les idéaux de Mai. Il faut aller vite, ne pas se soucier d’arrangements opulents, garder la spontanéité de l’expression… Ce seront donc les disques Expression Spontanée. Les disques de ce nouveau label portent un texte explicatif au dos de leur pochette : « Collection Expression Spontanée. Production de disques qui ne trouveraient pas leur place dans le système commercial actuel, basé trop souvent sur le profit et l’abrutissement de l’individu, et diffusés en dehors des circuits traditionnels. (…) Ne rangez pas ces disques dans votre bibliothèque. Ce ne sont ni des objets de musée, ni des instruments de propagande, mais un véhicule de pensée vivante et d’expression spontanée. Faites-les écouter dans les ateliers, les lycées, les usines, les bureaux, les immeubles. N’oubliez pas : la diffusion, c’est vous ! »
Dominique Grange lance dans Chacun de vous est concerné, un avertissement à tous ceux qui se tiennent à l’écart des événements : « Même si le mois de mai / Ne vous a guère touché / Même s'il n'y a pas eu / De manif dans votre rue / Même si votre voiture / N'a pas été incendiée / Même si vous vous en foutez / Chacun de vous est concerné ».
Enfin, À bas l’état policier reprend un motif musical tiré d’un chant de marche de la Wehrmacht, Ein Heller und ein Batzen, omniprésent dans les rues de Paris sous l’Occupation, que les manifestants lançaient par dérision aux forces de l’ordre : « À bas l'état policier / À bas l'état policier / À bas / L'état / Policier ». C’est Jean Bériac, l’ancien chanteur souriant, qui en a écrit le texte : « Puisque la provocation / Celle qu'on n'a pas dénoncée / Ce fut de nous envoyer / En réponse à nos questions / Vos hommes bien lunettés / Bien casqués, bien boucliés / Bien grenadés, bien soldés / Nous nous sommes mis à crier / À bas l'état policier / À bas l'état policier / À bas / L'état / Policier ».
« Ils nous ont volé la Sorbonne libre »
Dominique Grange est une révoltée qui n’oublie pas qu’elle est une artiste. Elle écrit, compose et chante sous son nom, même s’il est absent de la pochette de son premier 45 tours Expression Directe. Sur la pochette, un motif tiré d’une affiche de Mai : un poing dressé au sommet d’une cheminée d’usine. Ce 45 tours va entrer dans la mémoire. La Pègre reprend les injures lancées aux révoltés par leurs ennemis et évoque la dissolution des organisations gauchistes le 12 juin : « Nous sommes tous des dissous en puissance / Nous sommes tous des Juifs et des Allemands / Nous sommes tous des dissous en puissance / Nous sommes tous des Juifs allemands / Nous sommes des gauchistes / Des aventuristes / Marxistes, léninistes / Guévaristes ou trotskistes / Nous sommes des anars / Nous en avons marre / De voir vos flicards / Quadriller nos boulevards ».
Puis Grève illimitée reprend le film de mai et juin : « Grève illimitée / Les portes se ferment / Les piquets se forment / Grève illimitée / Les bras fatigués / Délaissent la chaîne / Les fours sont muets / Grève illimitée (…) La Sorbonne libre / Censier, l'Odéon / Partout l'amitié / La Sorbonne libre / Ils nous ont chassés / À coups de matraques / Ils nous ont volé / La Sorbonne libre ».
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L’hymne de la Gauche prolétarienne
Fin 1969, Dominique Grange enregistre un autre 45 tours. Mais son positionnement n’est plus le même. Après avoir participé avec Évariste au spectacle Je ne veux pas mourir idiot, inspiré par les dessins de Georges Wolinski dans L’Enragé, elle décide de s’engager totalement dans le combat politique. Devenue militante de la Gauche prolétarienne, organisation maoïste qui prône « l'établissement », elle se fait engager comme ouvrière dans une usine près de Nice. Pas question de disques, de promotion et de chansons « normales » (même si elle a déposé à la Sacem, par exemple, Grève illimitée le 29 janvier 1969).
Pourtant, des militants de la GP lui demandent une chanson qui leur ressemble. Les Nouveaux Partisans sera l’hymne de l’organisation maoïste et, plus largement, du gauchisme des années 70 : « Nous sommes les nouveaux partisans / Francs-tireurs de la guerre de classes / Le camp de peuple est notre camp / Nous sommes les nouveaux partisans ».
Chaque couplet s’élève tour à tour contre le patronat, contre l’État, contre le sort fait aux travailleurs immigrés ou contre le PC et la CGT – « Et vous les gardes-chiourmes de la classe ouvrière / Vous sucrer sur not'dos, ça ne vous gêne pas / Vos permanents larbins nous conseillent la belote / Et parlent en notre nom au bureau du patron / Votez, manipulez, recommencez Grenelle ».
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Le retour du CMDO
En 1974, la voix de Mai 68 retentit de nouveau avec un album intitulé Pour en finir avec le travail-Chansons du prolétariat révolutionnaire, vol. 1. On saura plus tard que les textes ont été écrits par Guy Debord, Raoul Vaneigem, Jacques Le Glou, Alice Becker-Ho ou Étienne Roda-Gil – les plumes les plus alertes du mouvement situationniste. Le disque présente une nouvelle version de la Chanson du CMDO enregistré en 1968 par les Barricadiers, avec quelques infimes variantes du texte. Portée par la voix de Jacqueline Danno, il s’agit d’une parodie de Chanson du siège de La Rochelle, composée à la manière du XVIIe siècle par Jacques Douai sur un poème de Louis Aragon – savoureuse ironie pour ces antistaliniens que de détourner le poète communiste !
Elle se réinstalle durablement dans la mémoire de l’extrême-gauche : « Rue Gay-Lussac, les rebelles / N’ont qu’les voitures à brûler / Que vouliez-vous donc, la belle / Qu’est-ce donc que vous vouliez ? / Des canons par centaines / Des fusils par milliers / Des canons, des fusils / Par centaines et par milliers ».
On trouve une parodie d’Il est cinq heures Paris s’éveille, le tube de Jacques Dutronc juste avant Mai 68, écrite par Jacques Le Glou et chantée par Jacqueline Danno (sous le pseudonyme de Vanessa Hachloum) : « Les 403 sont renversées / La grève sauvage est générale / Les Ford finissent de brûler / Les enragés ouvrent le bal / Il est cinq heures / Paris s'éveille / Les blousons noirs sont à l'affût / Lance-pierres contre lacrymogènes / Les flics tombent morts au coin des rues ».
La Bicyclette, autre succès de saison d’Yves Montand, devient La Mitraillette, chantée par Jacques Marchais sur un texte de Jacques Le Glou qui rêve une enfance situationniste : « Et j'appelais tous les copains / Les petites filles des voisins / Pour aller tenir dans nos mains / La mitraillette / C'était celle d'un très vieux cousin / Qu'avait rougi du stalinien / Dans l'Espagne en fête / Faut dire qu'les syndicats bordel / Nous pourchassaient dans les ruelles / Rien qu'à nos têtes ».
Une révolution chez les artistes ?
Le festival de Cannes a été interrompu par les cinéastes révoltés avant que la grève ne soit votée sur tous les tournages de films en cours, l’Opéra de Paris est occupé par ses artistes et ses travailleurs…
Mais si la quasi-totalité de l’activité des salles de spectacles de Paris et de province est suspendue, c’est plus par sécurité ou par impossibilité pratique d’ouvrir les portes. Il est vrai que le monde des variétés n’est guère syndicalisé et a toujours été rétif à l’action politique collective.
Alors, en Mai 68, chanteurs et musiciens se posent des questions… mais seulement du bout des lèvres.
Pas de grève à la Sacem
Depuis le 13 mai, la grève s’étend partout en France. D’abord rétifs, les syndicats emboîtent le pas de « la base » qui vote des dizaines, des centaines, des milliers de grèves « sur le tas », c'est-à-dire avec occupation du lieu de travail. Le dimanche 19, dans l’après-midi, l’ultime dépôt de bus de la RATP encore en activité vote l’occupation. Les salariés de la SNCF ayant eux aussi totalement cessé le travail, les transports en communs sont paralysés. Pourtant, le lundi, la quasi-totalité du personnel de la Sacem est à son poste dans l’immeuble historique du 10, rue Chaptal.
Le mercredi 22, une Assemblée générale statue sur le principe d’une grève. Cadres, agents de maîtrise et employés débattent et se prononcent contre la grève à l'unanimité moins 5 voix.
Néanmoins, dans l’après-midi, le Directeur général rencontre les délégués du personnel et propose, si la grève des transports se poursuit, de fermer la Sacem à partir du lundi 27. Outre l’épuisement de l’essence des salariés qui viennent en voiture, « la Société n'a plus les moyens d'effectuer un travail normal du fait de l'absence de courrier, d'imprimés, feuillets, etc. », note le Conseil d’administration.
La Sacem s’interdit d’interdire
Les accords de Grenelle sont signés à l’aube du lundi 27. Mais le travail ne reprendra vraiment en France qu’à partir du 4 juin. Dans un immeuble de la Sacem en partie paralysé, sans courrier ni téléphone, le Conseil d’Administration se réunit le mercredi 29 à 10 heures autour de son président Georges Auric (photo) et de ses trois vice-présidents, le parolier René Rouzaud, le compositeur René Sylviano et l’éditeur Jean Marietti. Seuls deux de ses quinze membres sont excusés.
Les revendications des délégués du personnel – dont 6% d’augmentation salariale – sont exposées au Conseil d’administration. Le Directeur général Jean-Loup Tournier rappelle « les bons résultats de l'exercice » et affirme sa conviction « que les négociations futures pourront s'engager dans un climat favorable ». En outre, des réunions d’auteurs ont émis ces derniers jours le désir que la Sacem interdise l’utilisation de la musique de ses membres par les radios en grève.
Le parolier Jean Dréjac, membre du Conseil d’administration, informe qu’il s’agit de compositeurs symphonistes soucieux de soutenir les grévistes de l’ORTF plutôt que de fournir à leur corps défendant de quoi « tenir l’antenne ». Mais le Directeur général rappelle qu’en l’occurrence, les mandats reçus de ses membres et les contrats signés avec l’ORTF interdisent d’interdire – la radio peut diffuser les répertoires de la Sacem y compris pendant une grève.
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Un syndicat des variétés ?
La fièvre revendicatrice n'épargne pas les artistes de variétés. Puisque, sur la lancée des accords de Matignon, toutes les professions qui ne disposent pas de syndicat puissant s'organisent, il va se constituer, début juin, un bureau « apolitique et asyndical » qui « refuse les étiquettes et accepte les suggestions concernant les rapports de l'artiste de variétés avec le fisc, la Sécurité sociale, la radio et la télévision, les musiciens, les sociétés d'auteurs, les salles de spectacles, les tourneurs et l'industrie phonographique », selon Le Monde.
Les premières réunions se tiennent chez Juliette Gréco (photo) et l’on y voit des artistes de sensibilités et d’univers variés : Marcel Amont, Alain Barrière, Pierre Barouh, André Bellec des Frères Jacques, Raymond Devos, Enrico Macias, Eddy Mitchell, Catherine Sauvage…
Mais ce projet va s’enliser rapidement, tant l’action revendicative n’est pas la pente naturelle chez les artistes de variétés – malgré le climat ambiant.
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Peur et soulagement chez les yé-yé
L’agitation retombée, l’hebdomadaire Noir et blanc, dans son numéro du 27 juin, tend le micro aux stars yé-yé qui, quelques années plus tôt, choquaient les bien-pensants.
France Gall (photo) expose ses sentiments successifs : « Au début, je n’éprouvais qu’une certaine irritation à cause des batailles du Quartier Latin et des grèves, voilà que la sortie de mon nouveau super-45 tours se trouvait compromise. Moi qui avais tant travaillé pour qu’il soit réussi. Et puis à l’irritation a succédé la peur. Une peur carabinée. (…) Mais aujourd’hui je suis complètement rassurée. Tout est rentré dans l’ordre. »
Frank Alamo manifeste même son agacement : « Heureusement que le général de Gaulle a su se montrer à la hauteur ! C’était lui le plus fort et il l’a montré ! C’est vrai, j’avais fait une chanson sur le mouvement étudiant. J’avais choisi pour titre : La jeunesse a raison. Heureusement que le disque n’est pas sorti au moment prévu ! Je l’ai retenu à temps. »
Claude François est plus bienveillant : « Évidemment, je n’ai pas pu participer aux manifestations. Je suis trop connu du public et l’on aurait tiré de ma présence des conclusions hâtives. Or cela je ne le voulais pas. Je considère en effet qu’un artiste n’a pas à prendre position. Ce qui ne m’empêche pas d’estimer que trop de Français ne touchent pas un salaire décent, leur permettant de vivre dignement. »
Des voix dans le tourbillon
Faire la grève ? Ce n’est pas naturel pour beaucoup d’artistes, qui préfèrent s’engager et chanter pour d’autres raisons que le cachet et la gloire.
De la Sorbonne aux usines en grève, de l’Odéon arraché à la « culture bourgeoise » aux music-halls parisiens occupés, ils sont quelques-uns à plonger dans le grand vacarme fécond de Mai 68. Une expérience étourdissante mais parfois, également, l’élément déclencheur d’une rupture. La Sorbonne est le cœur de Mai 68 pendant les semaines décisives. Tandis que le Comité d'action culturelle révolutionnaire qui y siège devient peu à peu, dans ses propres publications, le Comité révolutionnaire d'action culturelle (CRAC, c’est un acronyme efficace), l’idée s’impose rapidement d’aller ailleurs. Il n’est pas besoin de connaître sur le bout des doigts l’épopée des organisations d’« agit-prop » dans la Russie bolchévique pour avoir envie que les intellectuels – c'est-à-dire étudiants et artistes – tendent la main à la classe ouvrière. Après tout, l’épopée du groupe Octobre animé par Jacques Prévert est encore fraîche dans la mémoire de tous les étudiants libertaires. Des artistes qui appartiennent incontestablement à l’univers de la culture commerciale viennent à la Sorbonne où se croisent leurs offres de service et le désir du Mouvement du 22 mars, des situationnistes et de la sensibilité « spontex », qui sont plutôt majoritaires pendant les premières semaines d’occupation, d’aller à la rencontre des ouvriers.
Éducation sentimentale dans un embouteillage
Même si l’on se sent proche de la révolte étudiante, on peut en subir quelques inconvénients. Ainsi, le 13 mai, Maxime Le Forestier est-il coincé dans l’embouteillage immense provoqué par les manifestations du premier jour de la grève générale. Mais le jeune homme avait rendez-vous chez Philips pour remettre une maquette au directeur artistique Claude Dejacques.
Depuis deux ans, il travaille avec sa sœur aînée Catherine. Pour leur duo – Cat et Max –, ils ont besoin de chansons et, en 1966, la serveuse d’un café des Puces de Saint-Ouen leur a présenté son fils, qui signe des poèmes du nom de Jean-Pierre Kernoa.
Mais, dans la voiture bloquée, les deux hommes s’ennuient. Maxime a dix-neuf ans et Jean-Pierre en a trente et leur amitié est bien rodée : le premier met en musique les textes que lui donne le second, personnage sensible vivant un peu hors du monde et de toute profession depuis son retour de la guerre d’Algérie. L’un sort sa guitare, l’autre cherche dans ses cahiers. Ils s’arrêtent sur un début de texte : « Ce soir à la brume / Nous irons, ma brune / Cueillir des serments / Cette fleur sauvage / Qui fait des ravages / Dans les cœurs d'enfants »…
C’est Éducation sentimentale, d’abord chantée par Cat et Max, qui deviendra en 1972 un des plus mémorables succès du premier album de Maxime Le Forestier.
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La brigade Moustaki
Des artistes qui, contrairement à Jean Ferrat, Leny Escudero ou Maurice Fanon, sont déjà proches de l’univers culturel communiste, se trouvent engagés dans des aventures parfois complètement improvisées, dépendant de la quantité d’essence disponible dans le réservoir d’une voiture ou de la présence de « copains » dans le piquet de grève d’une entreprise occupée. Ainsi, Georges Moustaki, Morice Benin, Lise Médini et Joël Favreau vont chanter ensemble en banlieue pour des grévistes parmi lesquels certains voient pour la première fois un concert. Quelques rencontres sont savoureuses, entre cette brigade d’artistes chevelus et de solides syndicalistes ouvriers qui leur ouvrent les portails de leurs usines.
Ils vivent aussi des instants étranges qui symbolisent l’ivresse de Mai 68. Plus tard, Georges Moustaki racontera qu’une fois qu’il chante dans une université occupée, il voit au pied de la scène, dans le public, un couple de jeunes gens qui fait l’amour sans que personne ne s’étonne ni ne s’offusque. Même pour un artiste accoutumé à la poétique liberté de la bohème, c’est déstabilisant… Il dira aussi qu’il se sent vieux pour la première fois de sa vie, alors qu’il vient d’avoir trente-quatre ans.
Grève des artistes et concerts de solidarité
À partir du 15 mai, des artistes sont aiguillonnés par les proclamations du Mouvement du 22 mars et par l’élan venu de « la base », c'est-à-dire des ouvriers et des employés qui décident l’occupation de leur lieu de travail en même temps que le principe de la grève. La chanteuse Annie Nobel entraîne des amis chanteurs de variétés, dont Jean Ferrat et Georges Moustaki, à la conquête de Bobino, le seul grand music-hall de la rive gauche. Le chanteur québécois Félix Leclerc, qui est à l’affiche, laisse sa place aux révoltés qui décident d’ouvrir la salle aux travailleurs en grève et aux artistes en lutte, des amis catcheurs assurant le service d’ordre en cas de « descente » des étudiants d’extrême-droite.
Paradoxe savoureux : les mêmes artistes qui chantent pour les grévistes et se dépensent pour organiser l’occupation des music-halls parisiens sont ceux qui décident d’une grève illimitée le 24 mai… qu’ils brisent aussitôt pour participer à de multiples concerts de soutien.
Après quelques journées désordonnées, les divers comités structurent leur action. Ainsi, au concert Pacra, music-hall situé au bas du boulevard Beaumarchais, lui aussi occupé depuis la mi-mai, on peut voir par exemple, le 2 juin, un spectacle avec Pia Colombo, Leny Escudero, Juliette Gréco, Jocelyne Jocya, Mouloudji et Claude Nougaro, organisé « dans le cadre d’une journée de collectes pour le soutien aux travailleurs en grève et le secours aux blessés ».
Jean Ferrat
Jean Ferrat, depuis toujours proche du Parti communiste, va chanter pour les grévistes chez Renault à Billancourt. L’immense usine aux 36 000 salariés – dont un tiers d’étrangers – est en grève depuis la nuit du 15 au 16 mai. En compagnie d’Isabelle Aubret, il ne va pas chanter sur le site lui-même mais sur un podium dressé à quelques centaines de mètres de là, sur la place Jules-Guesde.
Le geste est très naturel pour ce défenseur acharné de la classe ouvrière, outre ses concerts pour les grévistes à Bobino. Il se sent emporté par le tourbillon de rêve, d’élan et de révolte. Il le racontera dans Au printemps de quoi rêvais-tu, chanson qui paraîtra en juin 1969 : « Que l'on se batte dans la rue / Ou qu'on y danse / Au printemps de quoi riais-tu ? / Au printemps de quoi rêvais-tu ? / Poing levé des vieilles batailles / Et qui sait pour quelles semailles / Quand la grève épousant la rue / Bat la muraille / Au printemps de quoi rêvais-tu ? »
Mais, quelques mois avant Mai 68, il assaisonnait encore les gauchistes avec Pauvres petits c… : « Quand le temps de vos colères / Quand vos contorsions / Ne seront plus qu'éphémères / Et vieilles illusions / Fils de bourgeois ordinaires / Pour qui nous savons / Vous voterez comme vos pères / Pauvres petits c... » Ce printemps sera une brève éclaircie dans son inimitié pour les gauchistes venus de la bourgeoisie.
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La fugue de Valérie Lagrange
Mai 68, ce n’est pas seulement un sentier joyeux bordé de fleurs d’amour et de poésie. Une jeune femme ne supporte pas ce qu’il advient et claque la porte de sa carrière et de sa vie sous les projecteurs. Elle est pourtant une vedette, comme on dit à l’époque : de jolis rôles au cinéma, de jolis tubes… Valérie Lagrange avait dix-sept ans quand Claude Autant-Lara l’avait engagée pour La Jument Verte, en 1958. Puis ont suivi Jacques Deray, Philippe De Broca, Claude Lelouch, Jean-Luc Godard et une poignée de séries B. Et puis la chanson, très naturellement : du Pierre Barouh, du Francis Lai, du Serge Gainsbourg (La Guérilla, premier succès en 1965) … Et puis mille aventures audacieuses, de photos pour le premier numéro du magazine de charme Lui ou les aventures avant-gardistes d’une troupe d’acteurs-comédiens autour de Marc’O et Jean-Pierre Kalfon, notamment pour le film Les Idoles…
Les premiers jours de Mai changent tout. La manière dont l’élan libertaire et jouisseur se mue en violence de masse, le sentiment que le vieux monde s’effondre dans des convulsions trop douloureuses… Valérie Lagrange prend l’avion le 12 mai pour Rome, en laissant notamment une lettre qui annonce à Philips qu’elle ne fera plus jamais de disques.
Dix ans d’errance suivront. Elle chantera du Bob Dylan dans la rue, mènera des expériences musicales marginales, distribuera des prospectus aux péages d’autoroute pour gagner sa vie… Ce ne sera qu’en 1978 que Valérie Lagrange signera un nouveau contrat discographique et reprendra le cours de sa carrière.
La métamorphose de Léo Ferré
Des années après Paris canaille ou Thank You Satan, chansons révoltées et censurées à la radio, Léo Ferré trouve dans l’insurrection du Quartier Latin une inspiration et un nouvel élan, alors qu’il traverse lui-même une grave crise personnelle.
Ayant composé plusieurs chansons qui célèbrent et prolongent Mai 68, il noue une relation singulière avec un public militant, ce qui ne va pas sans malentendus çà et là.
Révolte et tragédie
La semaine Mai 1968 qui va changer l’histoire de France va aussi bouleverser l’histoire personnelle de Léo Ferré. Le lundi 6, les affrontements entre étudiants et forces de l’ordre au Quartier Latin ont fait près de 600 blessés (dont une moitié de policiers) et donné lieu à 422 interpellations. Les jours suivants, tandis que le plus célèbre quartier universitaire du monde panse ses plaies, la tension monte dans toutes les facultés et lycées de France. Comme des millions de Français, Léo Ferré penche plutôt du côté de la jeunesse révoltée et des gamins qui montent sans ciller à l’assaut des citadelles de la République. Il chantera, dans Paris je ne t’aime plus, créé sur scène en 1969 : « Paris du 22 mars et de la délivrance / Oh Paris de Nanterre, Paris de Cohn Bendit / Paris qui s’est levé avec l’intelligence ».
Pourtant, il n’a peut-être pas eu conscience, ce jour-là, que quelque chose basculait. Ce 22 mars, il est parti tôt le matin de son château de Pechrigal dans le Lot pour se rendre à Elbeuf en Normandie, pour un récital. Près de sept cents kilomètres décisifs : il ne retournera pas chez lui. Ce n’est pas seulement une séparation d’avec sa femme Madeleine : celle-ci va faire euthanasier plusieurs animaux de l’arche de Noé qu’ils avaient constituée, dont sa chimpanzé Pépée. Mai, pour Ferré, c’est la révolte au cœur de la tragédie.
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Un défilé d’étudiants et de professeurs
Ferré est à l’affiche, le vendredi 10 mai à 20h45, de la Mutualité, au cœur du Quartier Latin. Depuis 1948, il est fidèle à ses amis de la Fédération anarchiste. En l’occurrence, il s’agit formellement du gala annuel du Groupe libertaire Louise-Michel, destiné à financer le journal Le Monde libertaire, et précédé d’une copieuse première partie avec notamment Anne Vanderlove, Henri Gougaud, André Valardy et l’accordéoniste Marcel Azzola. Au cours de l’après-midi, prenant un verre au café après la « balance » à la Mutualité, il est témoin de l’ébullition. Il écrira plus tard son émotion d’avoir vu étudiants et professeurs défiler en cortège, ensemble, vers la Sorbonne.
Il n’y a que 12 000 manifestants selon le décompte de la Préfecture de police, mais ils ne vont pas se disperser après le défilé. Ils occupent le quartier et, d’incident en incident, la tension va monter jusqu’à l’explosion historique après minuit : plus de six mille policiers devront conquérir une à une la soixantaine de barricades érigées par les étudiants renforcés par des militants venus de toute l’Île-de-France et par la population d’un des quartiers les plus turbulents de Paris.
« Et qu'ils se tiennent bien, bras dessus bras dessous »
À la fin de son concert, Léo Ferré présente une nouvelle chanson : « Y’en pas un sur cent et pourtant ils existent / La plupart espagnols, allez savoir pourquoi / Faut croire qu’en Espagne, on ne les comprend pas / Les anarchistes ». Où mieux qu’à un concert de soutien à la Fédération anarchiste, Léo Ferré pouvait-il créer Les Anarchistes ? L’ovation est instinctive quand il chante : « Ils sont morts cent dix fois / Pour que dalle et pour quoi ? / Avec l'amour au poing / Sur la table ou sur rien / Avec l'air entêté / Qui fait le sang versé / Ils ont frappé si fort / Qu'ils peuvent frapper encore ».
La chanson se conclue par ces mots : « Et qu'ils se tiennent bien, bras dessus bras dessous / Joyeux, et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout / Les anarchistes ». Quelques heures plus tard, les anarchistes seront nombreux dans les combats aux alentours de la place de la Contrescarpe, sur les barricades de la rue de l’Estrapade, de la rue Tournefort, le rue du Pot-de-Fer, de la rue Blainville, de la rue Thouin…
Mais, alors que les parages de la Sorbonne et les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève sont zébrés de gyrophares, de tirs de grenades lacrymogènes et des premiers incendies de voitures, Léo Ferré et ses vieux amis de la Fédération anarchiste migrent vers Montmartre où les attend leur habituel dîner d’après concert.
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« Anarchie spectaculaire marchande »
Mais tout n’est pas si simple, entre ces jeunes gens qui brandissent le drapeau noir de l’anarchie et le citoyen monégasque Léo Ferré, fils d’un employé de la Société des Bains de Mer, élevé chez les curés et diplômé de Sciences-Po… Les concerts sont parfois orageux au guichet, quand certains spectateurs exigent que la culture soit gratuite, ou aux abords des salles où le chanteur est parfois pris à partie parce qu’il ne conduit pas lui-même sa voiture. Il lui arrive de se faire cracher dessus – au sens propre ! – par des spectateurs furieux de son « comportement bourgeois » avant qu’ils ne l’acclament pendant Les Anarchistes.
Il est vrai que, par ailleurs, l’été 1969 sera celui de C’est extra, slow imparable que l’on entend dans tous les dancings de France. La chanson est sortie sur l’album L’Été 68, paru au début de l’année avec également Les Anarchistes et Comme une fille. Pour certains « enragés », cette voix sentimentale et poétique ne peut être une voix de militant sincère.
Une affiche apparaît sur les murs, proclamant « À bas « l’anarchie » spectaculaire marchande », qui lui fait dire, dans un phylactère de bande dessinée, « Mon seul regret c’est de n’avoir pas connu plus tôt Bakounine. L’anarchie c’est vraiment une affaire en or. »
Les chansons d'après
En France, tout finit par des chansons, dit un vieil adage. En l’occurrence, après un événement aussi colossal, les plumes courent sur le papier et les artistes entrent en studio : entre enthousiasme et circonspection, entre agacement maquillé et ivresse partagée, la chanson française commente immédiatement Mai 68.
Dès l’été, des 45 tours font écho aux événements historiques qui viennent de se dérouler. Si certains sont en pleine lumière par leur succès ou par leur sens évident, d’autres, semant çà et là des réflexions acides ou exaltées, demandent à être décryptés.
Charles Aznavour face à la jeunesse
Charles Aznavour n’a pas vécu Mai 68 en direct. Pendant les événements les plus chauds, il était en tournée au Japon puis au Mexique, où les journalistes lui demandaient d’expliquer ce qui se passait à Paris alors que lui-même était frustré de ne pas avoir assez d’informations. À son retour, à la fin du mois de juin, il a le brouillon d’une chanson dans ses bagages. Le 1er juillet, il enregistre Au nom de la jeunesse, qui n’est pas tout entier à la gloire des étudiants en lutte : « Au nom de la jeunesse / Aux saisons des beaux jours / Mes jeunes idées courent / Étaler leurs faiblesses / Au soleil de l'amour / Au nom de la jeunesse / Aux printemps tourmentés / De mes tendres années / Se vautre ma paresse / Dans la fraîche rosée ».
Le portrait que dresse Charles Aznavour de la jeunesse de Mai est à la fois rassurant pour les adultes et gentiment complice avec les jeunes – pour ne pas dire paternaliste : « Au nom de la jeunesse / Je ressemble surtout / À un jeune chien fou / Qui sans maître et sans laisse / Veut vivre comme un loup ».
In fine, la chanson évacue le politique et explique la révolte par l’âge des révoltés : « Je suis fait de souffrance / Je veux garder encore / Et toujours en mon corps / La grâce de l'enfance / Jusqu'au jour de ma mort / Au nom de la jeunesse / Avant que disparaisse / De ma vie l'âge d'or ».
« Français moyens » contre « grandes familles » avec Sheila
Tout le monde n’a pas été attendri par la contestation de Mai, même chez les auteurs « jeunes ». Ainsi Monty, vingt-cinq ans et déjà un beau passé d’auteur-interprète yé-yé, s’associe à Georges Aber, solide parolier de bientôt quarante ans, pour écrire une chanson aussi légère qu’acide sur une musique signée par le producteur Claude Carrère.
Puisqu’on a entendu s’exprimer avec force un marxisme sommaire qui oppose « le prolétariat » à « la bourgeoisie », le texte retourne la charge selon une rhétorique classique mais efficace dans Petite fille de Français moyens, que Sheila sort à la mi-juillet. Elle règle leur compte aux « petites filles précieuses des grandes familles (…) Tandis que moi qui ne suis rien / Qu'une petite fille de Français moyens / Quand je travaille oui je me sens bien / Et la fortune viendra de mes mains ».
La thématique de l’opposition entre classes populaires et classes aisées se double d’une charge contre les étudiantes : « Mais n' leur parlez pas surtout littérature / Car elles savent tout du dernier livre qu'elles n'ont pas lu / Elles vont voir toutes seules des films étranges / Auxquels personne ne comprend jamais rien / Elles abordent gaiement, car rien ne les dérange / La dialectique, la politique et l'art ancien ».
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L’hymne à Mai de Claude Nougaro
« Le casque des pavés ne bouge plus d'un cil / La Seine de nouveau ruisselle d'eau bénite / Le vent a dispersé les cendres de Bendit / Et chacun est rentré chez son automobile / J'ai retrouvé mon pas sur le glabre bitume / Mon pas d'oiseau-forçat, enchaîné à sa plume / Et piochant l'évasion d'un rossignol titan / Capable d'assurer Le Sacre du Printemps » : il y a Paris, Daniel Cohn-Bendit, le « retour à la normale » et Igor Stravinsky… Paris mai fait entendre pendant presque six minutes la poésie torrentueuse de Claude Nougaro sur un titre traditionnel antillais arrangé par son organiste martiniquais Eddy Louiss (qui l’a sorti en version instrumentale au printemps sur son propre album).
À jamais, comme un mantra de chamane jazz, Nougaro clame son refrain : « Mai mai mai Paris mai / Mai mai mai Paris ». Et dans sa langue ouvragée, il raconte les événements et son propre ébahissement dans la ville qui tangue : « Je repère en passant Hugo dans la Sorbonne / Et l'odeur d'eau-de-vie de la vieille bonbonne / Aux lisières du soir, mi-manne, mi-mendiant / Je plonge vers un pont où penche un étudiant (…) Le jeune homme hérissé arrachait sa chemise / Camarade, ma peau est-elle encore de mise / Et dedans mon cœur seul ne fait-il pas vieux jeu ?
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Anne Vanderlove et le vent des collines
Elle a commencé à chanter dans les rues de Paris et, en 1967, sa bouleversante Ballade en novembre lui apporte succès et célébrité. Quand Mai déferle, elle chante dans les usines et les universités en grève. Au cours de l’été, elle enregistre Ballade au vent des collines qui dit avec force tout son soutien à la contestation : « Des jeunes gens en colère marchent dans la ville / La fureur défait leurs cheveux comme des drapeaux indociles / Vous n'avez plus le droit de dire "on ne sait pas" / La jeunesse c'est comme des fleuves en crue (…) Des jeunes gens en colère marchent dans le monde entier / Au cœur des villes, des usines et des universités (…) J'ai tant pleuré que le vent qui vient des collines / Ce soir sur ma joue est plus doux / Qu'il ne l'est pour les autres / Demain, je crois qu'il fera beau ».
Il fera beau, oui. Mais Anne Vanderlove doit affronter un contrat abusif avec son imprésario, les réticences de sa maison de disques devant des chansons engagées, la frilosité des programmateurs radio… Bientôt, elle accomplira un coup d’éclat : elle met un poing dans la figure à un personnage important du métier qui lui a fait une proposition outrageante. Dès lors, elle vivra en marge du show business, préférant se produire dans un circuit que l’on n’appelle pas encore alternatif…
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Georges Moustaki prend Le temps de vivre
Le cinéaste Bernard Paul, collaborateur de Costa Gavras, se bat depuis quelques années pour adapter le roman Le Temps de vivre d’André Remacle, histoire d’un maçon qui voit son couple se déliter parce qu’il travaille trop et n’utilise pas son temps pour sa vie mais pour faire face à des urgences économiques. Romancier et cinéaste sont communistes mais le climat de 1968 donne un coup de pouce décisif au projet.
Bernard Paul utilise pour la bande originale de son film le Canon de Pachelbel, qui commence à devenir, à la fin des années 60, un « tube » de la musique classique. Il demande à Georges Moustaki de composer une sorte d’« à la manière de », sur les mêmes harmonies. Sa chanson va devenir un des grands hymnes de l’après-68 : « Nous prendrons le temps de vivre / D'être libres, mon amour / Sans projets et sans habitudes / Nous pourrons rêver notre vie / Viens, je suis là, je n'attends que toi / Tout est possible, tout est permis » – on dirait un florilège de slogans de Mai. Et le lien est explicite au deuxième couplet : « Viens, écoute ces mots qui vibrent / Sur les murs du mois de mai / Ils nous disent la certitude / Que tout peut changer un jour ».
Sortie avec la voix de la chanteuse Hénia Ziv au printemps 1969 dans le film et sur le 45 tours de sa BO, la chanson est aussi enregistrée par son auteur-compositeur sur son album Le Métèque au début de l’année.
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Adieu monsieur le professeur et autres questions
« Adieu, monsieur le professeur / On ne vous oubliera jamais / Et tout au fond de notre cœur / Ces mots sont écrits à la craie » : Hugues Aufray chante une fête sous le préau, avec de gentils enfants de l’école primaire reconnaissants. Mais, en 1968, beaucoup de jeunes gens ne sont pas dans le même état d’esprit et, des collèges aux universités, le sentiment s’installe que plus rien ne pourrait jamais être comme avant, y compris la place des professeurs. Aussi, quand Adieu monsieur le professeur entre au hit parade au mois de novembre, elle est aussitôt détournée par les chansonniers de la radio comme par des militants çà et là…
Mais, en cette année où tous les repères sont bouleversés, beaucoup de chansons sont soupçonnées d’être écrites à double sens ou se font facilement retourner par les uns ou les autres. Même Françoise Hardy, d’une prudence constante dans ses déclarations publiques, prête le flanc à des interprétations au second degré en sortant, à la rentrée, Avec des si, dans lequel elle a écrit une histoire d’amour ratée. Car le dernier couplet dit : « En bref, si nous avions été tout autres / Nous ne nous serions sans doute pas aimés / Nous n'aurions pas perdu par notre propre faute / Tant de temps pour un geste que nous n'avons pas fait ».
Cela aussi peut ressembler à un commentaire…
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La nouvelle saison du rock
Après Mai, c’est l’été et un curieux frémissement sur les hit parades : la musique anglo-saxonne déferle et, entre grands groupes historiques et one hit wonders, la France jeune semble prolonger l’ivresse sur les tourne-disques. Il ne s’agit pas seulement de changer le monde mais aussi de le vivre – et même de le jouir – différemment.
Au bout du compte, une révolution sensible aux multiples couleurs, soulignée par quelques tubes d’une saison enchantée.
Une année multipolaire
1968 est une année de commencements. Pour l’histoire du rock, c’est l’année des premiers albums de Neil Young, Frank Zappa, Joni Mitchell, Genesis, The Band, James Taylor, Randy Newman, Steppenwolf, Fleetwood Mac, Creedence Clearwater Revival, Free, Jethro Tull...
Certes, il se trouve d’autres années à la fécondité étourdissante dans cette décennie absolument révolutionnaire pour la musique populaire mais il y a incontestablement quelque chose de magique dans ce moment qui voit aussi, au Brésil, les débuts discographiques – et donc potentiellement partagés par le plus grand nombre – de Caetano Veloso et Os Mutantes, ou à Montréal le phénoménal Osstidcho qui rassemble Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier, Mouffe et le Quatuor du Nouveau jazz libre du Québec, et qui va bouleverser à jamais la musique populaire dans la Belle Province.
Le plus troublant est peut-être que cette éclosion soit polyphonique, entre pop et folk, blues-rock et rock progressif… Pour le rock, 1968 a plusieurs centres, plusieurs foyers, plusieurs directions. L’injonction délicieuse « jouissez sans entraves », immortalisée par une légendaire photo d’Henri Cartier-Bresson prise rue de Vaugirard, se vérifie dans cette actualité musicale plurielle et extasiée.
Dans les hit parades
Cela fait quelques années que l’on écoute en VO les artistes américains et britanniques. En 1963, I Wanna Hold Your Hand par les Beatles avait moins de succès que Laisse-moi tenir ta main par Claude François, mais à partir de l’automne 1964 et d’A Hard Day’s Night, les 45 tours en VO dominent les adaptations françaises. En 1968, le mensuel Salut les copains publie toujours deux classements : d’abord, cinquante chansons françaises puis, en dessous, quinze « chansons de langue étrangère ». Or c’est là que, de plus en plus, vont se jouer les révolutions esthétiques, sensibles ou spirituelles liées à la musique.
D’ailleurs, si on prend le hit parade d’Europe 1, des comparaisons sont parlantes. Le classement du 4 mai, dominé par Dalila de Sheila et À tout casser de Johnny Hallyday, ne contient que trois chansons en anglais : My Year is a Day des Irrésistibles, Delilah de Tom Jones et Lady Madonna des Beatles. Celui du 13 juillet, avec Rain and Tears d’Aphrodite’s Child, Baby, Come Back des Equals et My Year is a Day des Irrésistibles aux places de tête, ne contient plus que deux chansons en français : Monia de Peter Holm et Parle-moi de mon enfance d’Adamo.
Certes, à la même date, le hit parade de France Inter, avec Le Ruisseau de mon enfance d’Adamo en n° 1, ne contient que trois chansons en anglais, Rain and Tears d’Aphrodite’s Child, Think d’Aretha Franklin et Jumpin’ Jack Flashumpin’ Jack Flash des Rolling Stones. Mais un tournant vient d’être pris…
« Jouir sans entraves », c’est manifestement ce qui survient en posant sur des tourne-disques des chansons qui explosent le cadre de ce qui se chante en français. L’idéal hippie, par exemple, circulait déjà en France avec Somebody To Love de Jefferson Airplane, California Dreamin’ des Mamas & the Papas, Mellow Yellow de Donovan ou avec San Francisco de Scott McKenzie… Cet univers toujours neuf est encore élargi par des chansons qui, venues de plusieurs univers à la fois, proclament toujours un désir de liberté – la liberté de danser en totale liberté avec le jerk, la liberté des stupéfiants avec une mythologie musicale perpétuellement renouvelée, la liberté sentimentale, sensuelle et sexuelle réaffirmée par de nombreuses chansons.
L’été et l’automne 1968, qui laissent les jeunes Français flotter après un baccalauréat allégé, des examens annulés et mille incertitudes quant à la rentrée universitaire, est semé de millions de découvertes individuelles qui mettent en perspective la musique et l’élan de Mai, au-delà de l’obsession d’action des militants politiques – Think par Aretha Franklin, Summertime par Janis Joplin, Okolona River Bottom Band de Bobbie Gentry, Here Comes The Judge de Shorty Long, I Heard It Through the Grapevine de Marvin Gaye, On The Road Again de Canned Heat…
Le grand public s’enivre aussi de chansons qui font vibrer des émotions singulières – et notamment celle d’une pop music populaire qui abolit les frontières de race. L’autre vision pop du Canon de Pachelbel, Lord, Why Lord des Pop Tops, monte ainsi jusqu’en 3e place du hit-parade d’Europe 1 au cours de l’été. Le groupe espagnol, avec son chanteur Phil Trim, né à Trinidad, dans les Antilles anglaises, voit son single voyager dans toute l’Europe. The Equals, quant à eux, envoient depuis Londres Baby Come Back. Deux frères jumeaux nés en Jamaïque au chant et à la basse, un guitariste venu de Guyane britannique et deux Londoniens à la guitare et à la batterie : jusqu’alors, la pop européenne n’a pas connu beaucoup de groupes multiraciaux. Et le plus surprenant est que les Equals soient si britanniques dans leur mélange de pub rock, de pop, de ska et de rock steady. Baby Come Back déferle sur la France des Prisunic et des campings, du jerk prolétaire et des mange-disques de cité pavillonnaire – 2e place au hit-parade d’Europe 1. Un autre idéal soixante-huitard…
Le mythe
Entre nostalgie et reconstructions de Mai 68. Comme chacun des grands événements de notre histoire, Mai 68 est soumis à des dévaluations et des réévaluations constantes.
Acteurs, témoins, observateurs relisent ou réécrivent ce qui est advenu au cours de ces semaines, notre culture populaire apportant également son regard critique. Car les artistes décrivent des causalités ou résument un esprit en une chanson, transcrivent un parfum, un écho, un signe...
Pour les uns, Mai 68 est le commencement d’un certain « plus jamais comme avant », pour d’autres, il s’agit d’un recommencement que pourraient expliquer à eux seuls l’âge des artères et la fraîcheur des hormones ; pour les uns, il s’agit d’un instant de leurs plus belles années et, pour les autres, d’un épisode que l’on essaie d’habiter par la force de l’imagination. De chanson en chanson, Mai 68 continue.
Les belles de Mai
« Les belles de mai nous portaient de l'eau fraîche / Et lorsque l'eau manquait / Elles se rapprochaient pour qu'on boive à leurs lèvres / Une eau douce et sucrée / Derrière les barricades / En mai rappelle-toi / Elles venaient par trois / Nous faire des œillades / Derrière les barricades / En mai rappelle-toi » : le mythe court déjà en octobre 1968, quand Serge Lama sort l’album D’aventures en aventures.
La chanson Les Belles de Mai fait tournoyer un accordéon virtuose et des violons mutins sur une valse enflammée d’Yves Gilbert – « Les belles de mai, de la rue des Écoles / Au Boulevard Saint-Germain / Rien que pour un baiser ont fait quitter l'école / À des tas de copains ».
Certes, on s’est effectivement beaucoup aimé dans les rues enfiévrées et les universités occupées ; c’est aussi réduire Mai 68 qu’y voir surtout un grand terrain de chasse amoureux. Mais cela va devenir une tendance, de chanson en chanson…
Georges Moustaki, Nous voulions
« Vous voulions changer le cours de l'histoire / Nous voulions toute la mer à boire / Nous voulions des châteaux en Espagne / Nous voulions rapprocher les montagnes / Nous voulions que nos femmes enfantent / Une humanité différente / Nous voulions des aurores nouvelles / Nous voulions renaître avec elles / L'imagination était au pouvoir / Circulez il n'y a plus rien à voir » : l’imagination est aussi au cœur de ce dont se souvient Georges Moustaki en 1986 dans Nous voulions. Chevauchant sa moto sur le trajet, il avait été du premier groupe d’artistes qui étaient allés occuper Bobino et il a aimé passionnément le tourbillon de concerts improvisés et de discussions sans fin de Mai. Mais il sait aussi, presque vingt ans plus tard, combien une bonne partie des idéaux de cette révolution ont fini par être oubliés. D’où les vers doux-amers qui ferment son texte extasié : « Je te chante la chanson que voici / Elle était rangée au fond de ma guitare / Elle m'est revenue en mémoire / L'imagination était au pouvoir / Circulez il n'y a plus rien à voir »
Pierre Bachelet, Vingt ans
Il est significatif que Pierre Bachelet, installé depuis des années dans le succès et la gloire, donne le titre de son album de 1987 à la chanson qui célèbre les vingt ans de Mai 68 en même temps que son propre âge fondateur.
Vingt ans énumère « Les Copains d'abord / Et les premiers transistors / Sidney Bechet, La p'tite fleur / Les blues sur le cœur / En ce temps-là les trottoirs / C'était manif et guitare ».Lui aussi chante une histoire d’amour sur fond de Mai 68, ramassant à la fois le fracas historique et la libération des esprits et des mœurs : « Et puis y avait le mois d'mai / Qui préparait ses pavés / C'est là qu'on s'est rencontrés / Mouchoir sur le nez / Le monde était à refaire / Et dans ta chambre à Nanterre / C'est justement c'qu'on a fait (…) J'avais vingt ans pour très longtemps / L'amour chantait sa carmagnole / En descendant rue des Écoles / Affiche d'une main, de l'autre le pot d'colle ».
Et il affirme être toujours dans la même rue, le même rêve en tête…
Jean-Michel Caradec et la revanche à prendre
« La branche a cru dompter ses feuilles / Mais l'arbre éclate de colère / Ce soir que montent les clameurs / Le vent a des souffles nouveaux / Au royaume de France » : Jean-Michel Caradec, voix douce et guitare arpégeant élégamment, ne commence pas par faire entendre colère et rage.
Pourtant, sa chanson Mai 68 fait claquer des phrases terribles : « Et plus on viole la Sorbonne / Plus Sochaux ressemble à Charonne / Plus Beaujon ressemble à Dachau / Et moins nous courberons le dos / Au royaume de France ». C’est Sochaux des usines Peugeot où deux ouvriers sont tués lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, c’est la caserne Beaujon, ancien hôpital où sont rassemblés les centaines d’interpellés des nuits d’émeutes… et le sentiment qu’il y a encore une revanche à prendre en 1974, quand Caradec enregistre cette chanson, déjà interprétée par son ami Maxime Le Forestier, fin 1973, à l’Olympia. Et cela fait une chanson lourde de menaces : « L'automne fera pas de cadeau / Au royaume de France ».
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Georges Brassens fait passer le temps
Georges Brassens lui-même sera soupçonné d’une critique des événements narquoise mais subtile avec Le Boulevard du temps qui passe, en 1976. Certes, il prend des précautions rhétoriques en faisant usage d’une première personne du pluriel qui, lors des interviews de promotion, lui permettra de dire que, dans cette chanson, il n’use du collectif que pour parler de son propre cas d’adolescent révolutionnaire devenu un quinquagénaire circonspect quant à tout ce qui concerne la politique.
Il reste que beaucoup de contempteurs du gauchisme étudiant, mais aussi nombre de gauchistes étudiants, sont sûrs de qui vise Brassens en chantant « On nous a vus, c'était hier / Qui descendions, jeunes et fiers (…) En allumant des feux de joie / En alarmant les gros bourgeois (…) Jurant de tout remettre à neuf / De refaire quatre-vingt-neuf / De reprendre un peu la Bastille (…) Nous n'avons rien laissé debout / Flanquant leurs crédos, leurs tabous / Et leurs dieux cul par-dessus tête / Quand sonna le cessez-le-feu / L'un de nous perdait ses cheveux / Et l'autre avait les tempes grises ».
Mais peut-être la destinée future de beaucoup de soixante-huitards est-elle prédite avec clarté par Brassens…
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Le Rêve de Mai, la première comédie musicale
En Mai 68, Didier Marouani allait avoir quinze ans. La fin de son adolescence et ses premières années d’adulte se déroulent donc dans une ambiance mi-nostalgique, mi-exaltée de témoin fasciné mais également frustré. En 1978, il compose, sur des textes du journaliste et animateur de radio Simon Monceau, la comédie musicale Le Rêve de Mai. Cette célébration en double 33 tours réunit un beau casting de jeunes artistes qui, pour la plupart, étaient trop jeunes ou trop éloignés de Paris pour vivre directement les événements : Nicole Rieu, Jean-Michel Caradec, Nicolas Peyrac, Joël Daydé, Armande Altaï, Michel et Georges Costa, Sabrina Lory, Lydie Callier, Pascal Anderson, Jean-Pierre Lacot.
La comédie musicale est ouverte et close par la même chanson, d’abord interprétée par Nicole Rieu, puis par tous les artistes en collégiale : « Ils avaient à peine dix-sept ans / Ils venaient de quitter leurs parents / Les enfants de mai n’oublieront jamais / Le parfum de leur premier printemps ».
On peut considérer comme un symbole que deux comédies musicales sur disque, interprétées par de jeunes artistes, sortent la même année, et que ce n’est pas la nostalgie du Rêve de mai qui triomphe, mais le futurisme de Starmania.
La barricade de Gilbert Bécaud
« Tiens, douze ans déjà / Qu'on est ensemble, presque mariés / Et le petit Pierre, le beau cadeau / Le temps va vite, voyage / Et Mai 68, c'est une chanson d'un autre âge » : le texte de Pierre Delanoë pour Gilbert Bécaud date de 1979 – avant ces douze ans. On devine qu’il s’agit d’une histoire d’amour commencée en Mai 68.
La toile de fond s’agite : « Tiens, tu t'en souviens / La rue du Bac, une barricade / Et je t'emmène chez moi / Pendant qu'on s'aimait / Des gens criaient, couraient / Une jolie Rolls brûlait / À la radio cette musique-là passait ». Notons qu’il n’y a pas eu de combat notable dans la rue du Bac pendant Mai 68. Ce ne sont pas les étudiants de Sciences-Po ou de la faculté de Médecine qui auraient affronté les forces de l’ordre si près des ministères, au cœur du VIIe arrondissement bourgeois… S’il y eut une barricade rue du Bac, ce fut au cours de la révolution de 1830, et Alexandre Dumas revendiquera en avoir été un des bâtisseurs.
Delanoë, qui a détesté l’orage de ce printemps-là, prend plaisir à minimiser l’événement : « Le temps va vite, voyage / Et Mai 68, c'est une chanson d'un autre âge ».
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Maurice Fanon et la « petite grande ville »
Mai 68 peut aussi être considéré comme un présage, un prélude, une prophétie… C’est ainsi que Pia Colombo l’interprète en 1978 au théâtre de la Commune d’Aubervilliers dans Requiem autour d’un temps présent, oratorio théâtral qu’a écrit pour elle Maurice Fanon (et qu’elle enregistrera en 1980) sur une musique volontiers futuriste de Gilbert Cascalès.
Après avoir chanté dans les usines et participé à ce grand mouvement dans lequel ses sympathies communistes étaient souvent malmenées par le gauchisme majoritaire à la Sorbonne, Fanon diagnostique en poète révolté ce qui est advenu en 1968 : « Il était temps que quelque chose bouge / Paris devenait une petite grande ville ridicule et méchante / La sous-préfecture mesquine et enkystée d’un monde / Enchristé, hypocrite, raciste et intolérant / Paris s’ankylosait de la cheville ouvrière à la tête à claque »… Un mouvement naturel, donc. Comme si la pression accumulée s’était soudain relâchée dans les rues par la seule action d’une loi physique…
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Charles Aznavour, très loin de la politique
Ce printemps-là, que Charles Aznavour enregistre en 2011, utilise aussi Mai 68 comme une toile de fond historique pour un scénario romantique : « Ce printemps-là, t'en souviens-tu ? / Les jeunes étaient descendus dans la rue / Ils voulaient en découdre / Mettre le feu aux poudres ».
Dans le décor des heurts, des slogans et du vacarme politique, il invente une histoire d’amour : « J'arrivais de ma province / Pour voir Paris et ses musées / Quand je me suis vu emporté / Dans l'immense raz-de-marée / De ce Paris au mois de mai ». La jeune femme aimée incarne la révolte : « Toi au cœur de la houle / Tu haranguais la foule ».
Aznavour fait un travelling rapide : « Entre poursuites et jets de pavés / Cris stridents de sirènes / Bombes lacrymogènes / Les matraques s'en donnaient à cœur joie (…) Des millions de voix criaient "liberté" / Interdit d'interdire / Et cela va sans dire / L'amour libre et le droit à l'IVG ». Mais la fin de l’histoire d’amour renvoie le provincial à la tranquillité d’une vie sans révolution ni grabuge. Là aussi, Mai 68 est un décor romanesque, dans lequel l’insurrection politique est seulement le sel de l’amour.
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