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La bande-son de Mai 68


Début d'une nouvelle ère ou fin d'un vieux monde ? Révolution culturelle ou révolte politique ? Ivresse passagère ou fracture historique ? Mai 68 ne marque pas seulement une date majeure de la France contemporaine : c'est aussi un bouquet de débats pour les historiens, les sociologues, les politiciens... et tous les citoyens de ce pays, qu'ils aient ou non l'âge d’avoir été témoins ou acteurs du grand tourbillon de ce printemps-là.

Mai 68 est peut-être, après la Fronde, la Révolution et la Première Guerre mondiale, un des quelques événements de notre histoire dont la trace impacte autant la chanson – celle des rues et celle des transistors, celle qui réagit immédiatement et celle qui explore la mémoire. Explorons ce patrimoine à travers les archives de la Sacem, de la Sorbonne occupée à la nostalgie d’un mois révolutionnaire.

Par Bertrand Dicale

Visuel : Musicien de l’Opéra en grève jouant devant la bouche du métro Opéra © Gérard BOUSQUET

La bande-son de Mai


Les ondes de 1968 ne sont pas libres. À Paris, les transistors ne captent que des radios plus ou moins directement contrôlées par l’État. Quand la grève paralysera l’ORTF, réduite à des programmes musicaux presque ininterrompus, la musique elle-même restera sous contrôle.

Et, sur les radios périphériques – Europe 1 et RTL –, les tensions avec le ministère de l’Intérieur sont suffisamment attisées par la couverture des événements et de la violence de la répression policière pour que les chansons ne soufflent pas sur les braises. Aussi, la bande-son de Mai 68 est-elle plutôt pop et lègère…

Sur les platines de la Grève

Mai 68 sera l’événement le plus radiophonique de l’histoire contemporaine de la France, la télévision, son matériel lourd, ses délais techniques et son contrôle étatique est totalement distancée. Par ailleurs, jamais on n’a autant écouté la radio en France : 20% des foyers étaient équipés de postes à transistors en 1962 et ils seront plus de 70 % en 1969, sans compter que l’équipement en « grosses radios » continue d’augmenter.
Car le pays tout entier colle l’oreille au transistor toute la journée et souvent toute la nuit. Grâce à leurs voitures émettrices, leurs motards et – surtout – le courage de leurs journalistes et techniciens, les radios périphériques inventent le direct sans fin depuis le Quartier Latin ou les divers points chauds de l’actualité. Les grilles de programmes ne pouvant s’en tenir sagement aux jeux, aux chroniques culinaires et aux feuilletons radiophoniques, la musique s’installe sur les ondes entre les longues plages d’information.
Sur les antennes de l’ORTF, en grève du 13 mai au 22 juin, la musique prend la place des programmes habituels. Aussi, peu de chansons sont autant écoutées que les chansons diffusées en Mai 68.   

Sous les pavés, des tubes

Des sorties qui ne parviennent pas aux disquaires en raison de la paralysie des transports, des chansons inopportunes dans le contexte du moment, des nouveautés oubliées dans la confusion… mais il y a aussi des tubes dans la BO de ces semaines tumultueuses. 
Ainsi, la gravité du Petit garçon de Serge Reggiani, arrivé dans le hit parade à la fin avril… Et une poignée de succès pop ou soul anglo-saxons vont prendre de la place sur les ondes : Lady Madonna des Beatles, Nights in White Satin des Moody Blues, (Sittin’ On) The Dock Of The Bay d’Otis Redding, Delilah de Tom Jones, Mrs Robinson de Simon and Garfunkel, la version d’Eleanor Rigby par Ray Charles…
Le 7 mai 1968, les amateurs français de soul sont à l’Olympia pour un concert d’Aretha Franklin dont l’enregistrement sortira quelques mois plus tard aux États-Unis sous le titre Aretha in Paris. Guirlande de tubes : Respect, I Never Loved A Man (The Way I Love You), Come Back Baby, (I Can’t Get No) Satisfaction
Il semble que la grève ait bloqué la diffusion d’un nouveau 45 tours qui n’apparaîtra qu’à la fin mai chez les disquaires, Think. La chanson sera un des tubes de l’été en France, prolongeant discrètement une partie du message de Mai : « You better think (think) / Think about what you're trying to do to me / Yeah, think (think, think) / Let your mind go, let yourself be free / Oh, freedom (freedom), freedom (freedom) ».  

Les inconnus de Mai


Comme d’habitude, en ce mois de mai, des artistes font leurs débuts – des débuts contrariés ou, au contraire, magnifiés par les événements.​​​​​​​ Dans un pays qui tangue, quelques premières notes se font entendre qui, malgré les circonstances, vont marquer les mémoires.

Ainsi, Julien Clerc et Gérard Manset vivent un envol hors norme. Venu de Grèce, le trio Aphrodite’s Child enregistre in extremis Rain and Tears, qui sera une sorte d’hymne de l’après-Mai, dans un son ouaté et rêveur qui poursuit l’enchantement suscité par The Days of Pearly Spencer de David McWilliams.

Sous les pavés, un singulier répertoire de jeunesse et de nouveauté…

Julien Clerc et la Cavalerie

Le jeudi 9 mai, les disquaires placent dans leurs rayons les nouveaux 45 tours de la semaine. Parmi ceux-ci, un disque Odéon-EMI d’un certain Julien Clerc. 
Sur la pochette, il figure avec un air grave de jeune romantique dont les cheveux sont joliment indisciplinés et descendent bas sur la nuque. La chanson de la face A, que la maison de disques a indiqué aux radios comme étant sa priorité, commence par quelques notes un peu désordonnées de guitare avant que ne se déploie une ample mélodie que vont peu à peu venir habiter violons et cuivres mais, surtout, une voix au vibrato affirmé : « Quand je vois les motos sauvages / Qui traversent nos villages / Venues de Californie / De Flandres ou bien de Paris / Quand je vois filer les bolides / Les cuirs fauves et les cuivres / Qui traversent le pays / Dans le métal et le bruit / Moi je pense à la cavalerie ».
Cette Cavalerie ne défile pas comme l’attaché de presse d’EMI l’imaginait : les émissions auxquelles doit participer Julien Clerc sont annulées sur les radios périphériques qui commencent à donner la priorité au direct depuis le Quartier Latin, tandis que la grève de l’ORTF emporte celles de France Inter. 

La Cavalerie n’est pas seulement la première chanson de Julien Clerc qui passe à la radio. Le chanteur, qui a vingt ans depuis le 4 octobre 1967, a composé sur un texte d’Étienne Roda-Gil – bientôt vingt-sept ans – militant anarchiste proche de l’Internationale situationniste et répétiteur d’espagnol à la Sorbonne. Ils se sont rencontrés à L’Écritoire, bistrot en face de l’université, où le jeune chanteur a lancé à la cantonade qu’il cherchait un parolier. 
Leur chanson ne bénéficie plus du « plan promo » prévu mais elle passe sur les ondes, avec son élan neuf et son lyrisme adolescent. Roda-Gil voit dans la moto un outil de liberté qui fait écho, par exemple, à Harley Davidson que Serge Gainsbourg a donné à Brigitte Bardot, fin 1967. Julien Clerc chante : « Un jour je prendrai la route / Vers ailleurs coûte que coûte / Je traverserai la nuit / Pour rejoindre la cavalerie ».
Et comment ne pas entendre avec force le dernier couplet : « J'aurai enfin tous les courages / Ce sera mon héritage / Et j'abolirai l'ennui / Dans une nouvelle chevalerie ». Roda-Gil ne veut pas seulement abolir l’ennui, mais aussi le vieux monde : il participe aux combats de la nuit du 10 mai, comptant parmi les derniers défenseurs de la barricade de la rue Thouin, près de la Contrescarpe. « Nouvelle chevalerie », dit la chanson…  

L'aube sombre de Gérard Manset

Un brouhaha de cordes, une flûte à bec, des bruits d’instruments mélangés à des grondements d’animaux, puis une voix qui clame : « Animal, on est mal / On a le dos couvert d'écailles / On sent la paille / Dans la faille / Et quand on ouvre la porte / Une armée de cloportes / Vous repousse en criant / " Ici, pas de serpent ! " ».
Ce 9 mai, Gérard Manset sort son premier 45 tours chez Odéon- EMI et, tout comme Julien Clerc, il voit se vider d’un coup son agenda promotionnel. Animal on est mal aurait pourtant besoin d’explications : une poésie à la fois surréaliste et prophétique, une orchestration qui tient autant de la musique contemporaine que de la pop la plus audacieuse.
Le texte est terriblement sarcastique (« Animal, on est mal / Et si on ne se conduit pas bien / On revivra peut-être dans la peau d'un humain ») et ce sombre Ovni n’est pas massivement diffusé pendant cette période trouble. Mais, fin juin, Animal on est mal pointe son museau dans les hit parades. L’épopée underground de Manset commence.   

La consolation française de The Days of Pearly Spencer

Aujourd’hui, pour l’industrie de la musique en Grande-Bretagne, The Days of Pearly Spencer compte parmi les cas d’école – un lancement résolument hors cadre qui se retourne contre l’artiste. 
Jeune chanteur nord-irlandais, David McWilliams chante la vie d’un clochard avec une acuité bouleversante : « The days of Pearly Spencer / The race is almost run » (« Les jours de Pearly Spencer, la course est presque terminée »). Le refrain a été enregistré au téléphone, depuis la cabine proche du studio, et les arrangements de cordes sont signés de Mike Leander, qui a auparavant travaillé sur She’s Leaving Home des Beatles ou As Tears Go By de Marianne Faithfull.
The Days of Pearly Spencer est soutenu par une énorme campagne de publicité dans la presse et sur les bus londoniens, et massivement diffusé par Radio Caroline, la plus puissante radio pirate émettant depuis la mer du Nord … ce qui entraîne le boycott de la BBC. Dès lors, la chanson n’entre pas dans les charts britanniques mais, lorsque l’orage de Mai commence, elle est n°1 du hit parade français. Gravité, lyrisme, tension : un élément majeur de la bande originale de Mai 68.  

Aphrodite's child

Après la folie d’un printemps insurrectionnel, la France se reposera, se consolera ou s’enivrera avec la pop cotonneuse et céleste d’un groupe de jeunes musiciens grecs, Aphrodite’s Child. Demis Roussos, Vangelis Papathanassiou et Lucas Sideras, déjà stars dans leur pays dans deux groupes, ont pris la route de Londres où ils espèrent conquérir une gloire internationale. Ils font étape à Paris en attendant leur visa britannique et enregistrent une chanson neuve, Rain and Tears, juste avant le début de la grève générale, le 13 mai.
La mélodie est construite sur le Canon de Pachelbel, que connaissent tous les apprentis pianistes et tous les familiers de la radio du dimanche matin, et qui vient d’être utilisé pour l’enregistrement à Londres de la chanson Oh Lord, Why Lord par les Pop Tops, groupe espagnol (qui plus tard, enregistrera la première version anglophone de Mamy Blue).
La composition de Vangelis a besoin de paroles et la maison de disques fait appel à Boris Bergman, jeune parolier débutant qui a passé une partie de sa jeunesse à Londres. Il écrit rapidement un texte sur une inspiration immédiate : une larme sur la joue d’une jeune fille lisant une lettre dans le métro qui l’amenait dans les locaux de Philips.   
Rain and Tears ne peut évidemment être pressé et diffusé dans la France en pleine grève générale. Le 45 tours sort finalement début juin et explose rapidement dans les hit-parades. Il sera à la fois le symbole du retour à la normale et du besoin de poursuivre encore un peu le rêve. Pendant dix semaines, la chanson tient la tête du hit parade et s’impose comme le tube de l’été 1968, avant de devenir un des plus mémorables classiques de la décennie. La France qui s’était révoltée trouve dans cette pop nouvelle une promesse d’avenir radieux ; la France qui avait eu peur constate que rien ne s’est tout à fait effondré mais que ce coup de jeune sur Pachelbel est séduisant… Sans que personne n’y ait songé lors de l’élaboration de ce single, Rain and Tears est sans doute un des seuls consensus français de 1968 : entre tradition et modernité, entre classique et pop, entre dépaysement et couleurs familières, c’est une brillante motion de synthèse culturelle.   

Chansons et disques de la Sorbonne


Ce n’est pas seulement une formule de journaliste ou un slogan gauchiste : Mai 68 fait descendre la parole dans la rue. Dans un Quartier Latin aux chaussées dépavées, mais aussi partout en France dans les cours d’usine, dans les amphithéâtres d’université, sous les préaux de lycées, dans les jardins publics envahis par les grévistes, les mots, les phrases, les discours jaillissent, et ils ne sont pas toujours construits par des orateurs officiels de formations syndicales ou politiques.

Au contraire, c’est une soupape qui s’ouvre et libère tout ce qui ne s’entendait pas jusqu’alors sur les canaux officiels d’une république plus gaulliste que gaullienne, ni dans la logomachie de la gauche « bureaucratique » – c'est-à-dire le Parti communiste et la CGT. Alors on parle, on crie, on chante…

La rue a la parole

Chaque mouvement, chaque sensibilité politique a son rapport particulier à la musique. 
Dans les universités parisiennes, on écoute beaucoup Georges Brassens, Jean Ferrat ou Charles Aznavour, mais ce ne sont pas leurs œuvres qui vont se trouver le plus directement en prise avec la tonalité des événements… même si ces artistes suscitent des parodies jaillies des occupations. On chante Avec mon p’tit pavé j’avais l’air d’un con sur l’air de Marinette ou on réécrit le fameux Je m’voyais déjà pour moquer les espérances de retour à l’ordre du gouvernement – pratique courante en France à chaque grand mouvement collectif.
La chanson est une activité militante spontanée, même si elle n’est pas aussi spectaculairement créative que peut l’être l’affiche qui, notamment à l’Atelier populaire né aux Beaux-arts, connaît une floraison historique.
​​​​​​​Peut-être est-ce parce que la chanson est le plus souvent un art très lié à la personnalité – et même à la personne – de ses créateurs qu’on ne verra pas naître au cours de ces semaines folles des grandes chansons restées dans la mémoire collective, au contraire de certaines périodes fiévreuses de la Révolution française.   

Dominique Grange et d'autres enragès


Venue de la variété, la chanteuse Dominique Grange prend fait et cause pour les occupants de la Sorbonne et abandonne une carrière bien tracée pour devenir la voix de la révolte, avec des chansons enregistrées quelques mois après les événements puis dans une vie d’« engagée à perpétuité », selon sa propre expression.

Ses combats et ses chansons vont contribuer à la légende future de Mai 68, comme une curieuse aventure musicale et militante née dans les parages de l’Internationale situationniste.

Une révolution chez les artistes ?


Le festival de Cannes a été interrompu par les cinéastes révoltés avant que la grève ne soit votée sur tous les tournages de films en cours, l’Opéra de Paris est occupé par ses artistes et ses travailleurs…

Mais si la quasi-totalité de l’activité des salles de spectacles de Paris et de province est suspendue, c’est plus par sécurité ou par impossibilité pratique d’ouvrir les portes. Il est vrai que le monde des variétés n’est guère syndicalisé et a toujours été rétif à l’action politique collective.

Alors, en Mai 68, chanteurs et musiciens se posent des questions… mais seulement du bout des lèvres.

Des voix dans le tourbillon

Faire la grève ? Ce n’est pas naturel pour beaucoup d’artistes, qui préfèrent s’engager et chanter pour d’autres raisons que le cachet et la gloire.

De la Sorbonne aux usines en grève, de l’Odéon arraché à la « culture bourgeoise » aux music-halls parisiens occupés, ils sont quelques-uns à plonger dans le grand vacarme fécond de Mai 68. Une expérience étourdissante mais parfois, également, l’élément déclencheur d’une rupture. La Sorbonne est le cœur de Mai 68 pendant les semaines décisives. Tandis que le Comité d'action culturelle révolutionnaire qui y siège devient peu à peu, dans ses propres publications, le Comité révolutionnaire d'action culturelle (CRAC, c’est un acronyme efficace), l’idée s’impose rapidement d’aller ailleurs. Il n’est pas besoin de connaître sur le bout des doigts l’épopée des organisations d’« agit-prop » dans la Russie bolchévique pour avoir envie que les intellectuels – c'est-à-dire étudiants et artistes – tendent la main à la classe ouvrière. Après tout, l’épopée du groupe Octobre animé par Jacques Prévert est encore fraîche dans la mémoire de tous les étudiants libertaires. Des artistes qui appartiennent incontestablement à l’univers de la culture commerciale viennent à la Sorbonne où se croisent leurs offres de service et le désir du Mouvement du 22 mars, des situationnistes et de la sensibilité « spontex », qui sont plutôt majoritaires pendant les premières semaines d’occupation, d’aller à la rencontre des ouvriers.  

La métamorphose de Léo Ferré


Des années après Paris canaille ou Thank You Satan, chansons révoltées et censurées à la radio, Léo Ferré trouve dans l’insurrection du Quartier Latin une inspiration et un nouvel élan, alors qu’il traverse lui-même une grave crise personnelle.

Ayant composé plusieurs chansons qui célèbrent et prolongent Mai 68, il noue une relation singulière avec un public militant, ce qui ne va pas sans malentendus çà et là.

Les chansons d'après


En France, tout finit par des chansons, dit un vieil adage. En l’occurrence, après un événement aussi colossal, les plumes courent sur le papier et les artistes entrent en studio : entre enthousiasme et circonspection, entre agacement maquillé et ivresse partagée, la chanson française commente immédiatement Mai 68.

Dès l’été, des 45 tours font écho aux événements historiques qui viennent de se dérouler. Si certains sont en pleine lumière par leur succès ou par leur sens évident, d’autres, semant çà et là des réflexions acides ou exaltées, demandent à être décryptés.

La nouvelle saison du rock


Après Mai, c’est l’été et un curieux frémissement sur les hit parades : la musique anglo-saxonne déferle et, entre grands groupes historiques et one hit wonders, la France jeune semble prolonger l’ivresse sur les tourne-disques. Il ne s’agit pas seulement de changer le monde mais aussi de le vivre – et même de le jouir – différemment.

Au bout du compte, une révolution sensible aux multiples couleurs, soulignée par quelques tubes d’une saison enchantée.

Une année multipolaire

1968 est une année de commencements. Pour l’histoire du rock, c’est l’année des premiers albums de Neil Young, Frank Zappa, Joni Mitchell, Genesis, The Band, James Taylor, Randy Newman, Steppenwolf, Fleetwood Mac, Creedence Clearwater Revival, Free, Jethro Tull... 
Certes, il se trouve d’autres années à la fécondité étourdissante dans cette décennie absolument révolutionnaire pour la musique populaire mais il y a incontestablement quelque chose de magique dans ce moment qui voit aussi, au Brésil, les débuts discographiques – et donc potentiellement partagés par le plus grand nombre – de Caetano Veloso et Os Mutantes, ou à Montréal le phénoménal Osstidcho qui rassemble Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier, Mouffe et le Quatuor du Nouveau jazz libre du Québec, et qui va bouleverser à jamais la musique populaire dans la Belle Province.
Le plus troublant est peut-être que cette éclosion soit polyphonique, entre pop et folk, blues-rock et rock progressif… Pour le rock, 1968 a plusieurs centres, plusieurs foyers, plusieurs directions. L’injonction délicieuse « jouissez sans entraves », immortalisée par une légendaire photo d’Henri Cartier-Bresson prise rue de Vaugirard, se vérifie dans cette actualité musicale plurielle et extasiée.  

Dans les hit parades

Cela fait quelques années que l’on écoute en VO les artistes américains et britanniques. En 1963, I Wanna Hold Your Hand par les Beatles avait moins de succès que Laisse-moi tenir ta main par Claude François, mais à partir de l’automne 1964 et d’A Hard Day’s Night, les 45 tours en VO dominent les adaptations françaises. En 1968, le mensuel Salut les copains publie toujours deux classements : d’abord, cinquante chansons françaises puis, en dessous, quinze « chansons de langue étrangère ». Or c’est là que, de plus en plus, vont se jouer les révolutions esthétiques, sensibles ou spirituelles liées à la musique.
D’ailleurs, si on prend le hit parade d’Europe 1, des comparaisons sont parlantes. Le classement du 4 mai, dominé par Dalila de Sheila et À tout casser de Johnny Hallyday, ne contient que trois chansons en anglais : My Year is a Day des Irrésistibles, Delilah de Tom Jones et Lady Madonna des Beatles. Celui du 13 juillet, avec Rain and Tears d’Aphrodite’s Child, Baby, Come Back des Equals et My Year is a Day des Irrésistibles aux places de tête, ne contient plus que deux chansons en français : Monia de Peter Holm et Parle-moi de mon enfance d’Adamo.
Certes, à la même date, le hit parade de France Inter, avec Le Ruisseau de mon enfance d’Adamo en n° 1, ne contient que trois chansons en anglais, Rain and Tears d’Aphrodite’s Child, Think d’Aretha Franklin et Jumpin’ Jack Flashumpin’ Jack Flash des Rolling Stones. Mais un tournant vient d’être pris…   

« Jouir sans entraves », c’est manifestement ce qui survient en posant sur des tourne-disques des chansons qui explosent le cadre de ce qui se chante en français. L’idéal hippie, par exemple, circulait déjà en France avec Somebody To Love de Jefferson Airplane, California Dreamin’ des Mamas & the Papas, Mellow Yellow de Donovan ou avec San Francisco de Scott McKenzie… Cet univers toujours neuf est encore élargi par des chansons qui, venues de plusieurs univers à la fois, proclament toujours un désir de liberté – la liberté de danser en totale liberté avec le jerk, la liberté des stupéfiants avec une mythologie musicale perpétuellement renouvelée, la liberté sentimentale, sensuelle et sexuelle réaffirmée par de nombreuses chansons.
L’été et l’automne 1968, qui laissent les jeunes Français flotter après un baccalauréat allégé, des examens annulés et mille incertitudes quant à la rentrée universitaire, est semé de millions de découvertes individuelles qui mettent en perspective la musique et l’élan de Mai, au-delà de l’obsession d’action des militants politiques – Think par Aretha Franklin, Summertime par Janis Joplin, Okolona River Bottom Band de Bobbie Gentry, Here Comes The Judge de Shorty Long, I Heard It Through the Grapevine de Marvin Gaye, On The Road Again de Canned Heat…  

Le grand public s’enivre aussi de chansons qui font vibrer des émotions singulières – et notamment celle d’une pop music populaire qui abolit les frontières de race. L’autre vision pop du Canon de Pachelbel, Lord, Why Lord des Pop Tops, monte ainsi jusqu’en 3e place du hit-parade d’Europe 1 au cours de l’été. Le groupe espagnol, avec son chanteur Phil Trim, né à Trinidad, dans les Antilles anglaises, voit son single voyager dans toute l’Europe. The Equals, quant à eux, envoient depuis Londres Baby Come Back. Deux frères jumeaux nés en Jamaïque au chant et à la basse, un guitariste venu de Guyane britannique et deux Londoniens à la guitare et à la batterie : jusqu’alors, la pop européenne n’a pas connu beaucoup de groupes multiraciaux. Et le plus surprenant est que les Equals soient si britanniques dans leur mélange de pub rock, de pop, de ska et de rock steady. Baby Come Back déferle sur la France des Prisunic et des campings, du jerk prolétaire et des mange-disques de cité pavillonnaire – 2e place au hit-parade d’Europe 1. Un autre idéal soixante-huitard…   

Le mythe


Entre nostalgie et reconstructions de Mai 68. Comme chacun des grands événements de notre histoire, Mai 68 est soumis à des dévaluations et des réévaluations constantes.

Acteurs, témoins, observateurs relisent ou réécrivent ce qui est advenu au cours de ces semaines, notre culture populaire apportant également son regard critique. Car les artistes décrivent des causalités ou résument un esprit en une chanson, transcrivent un parfum, un écho, un signe...

Pour les uns, Mai 68 est le commencement d’un certain « plus jamais comme avant », pour d’autres, il s’agit d’un recommencement que pourraient expliquer à eux seuls l’âge des artères et la fraîcheur des hormones ; pour les uns, il s’agit d’un instant de leurs plus belles années et, pour les autres, d’un épisode que l’on essaie d’habiter par la force de l’imagination. De chanson en chanson, Mai 68 continue.

Les belles de Mai

« Les belles de mai nous portaient de l'eau fraîche / Et lorsque l'eau manquait / Elles se rapprochaient pour qu'on boive à leurs lèvres / Une eau douce et sucrée / Derrière les barricades / En mai rappelle-toi / Elles venaient par trois / Nous faire des œillades / Derrière les barricades / En mai rappelle-toi » : le mythe court déjà en octobre 1968, quand Serge Lama sort l’album D’aventures en aventures
La chanson Les Belles de Mai fait tournoyer un accordéon virtuose et des violons mutins sur une valse enflammée d’Yves Gilbert – « Les belles de mai, de la rue des Écoles / Au Boulevard Saint-Germain / Rien que pour un baiser ont fait quitter l'école / À des tas de copains ».
Certes, on s’est effectivement beaucoup aimé dans les rues enfiévrées et les universités occupées ; c’est aussi réduire Mai 68 qu’y voir surtout un grand terrain de chasse amoureux. Mais cela va devenir une tendance, de chanson en chanson…

Georges Moustaki, Nous voulions

« Vous voulions changer le cours de l'histoire / Nous voulions toute la mer à boire / Nous voulions des châteaux en Espagne / Nous voulions rapprocher les montagnes / Nous voulions que nos femmes enfantent / Une humanité différente / Nous voulions des aurores nouvelles / Nous voulions renaître avec elles / L'imagination était au pouvoir / Circulez il n'y a plus rien à voir » : l’imagination est aussi au cœur de ce dont se souvient Georges Moustaki en 1986 dans Nous voulions. Chevauchant sa moto sur le trajet, il avait été du premier groupe d’artistes qui étaient allés occuper Bobino et il a aimé passionnément le tourbillon de concerts improvisés et de discussions sans fin de Mai. Mais il sait aussi, presque vingt ans plus tard, combien une bonne partie des idéaux de cette révolution ont fini par être oubliés. D’où les vers doux-amers qui ferment son texte extasié : « Je te chante la chanson que voici / Elle était rangée au fond de ma guitare / Elle m'est revenue en mémoire / L'imagination était au pouvoir / Circulez il n'y a plus rien à voir »  

Pierre Bachelet, Vingt ans

Il est significatif que Pierre Bachelet, installé depuis des années dans le succès et la gloire, donne le titre de son album de 1987 à la chanson qui célèbre les vingt ans de Mai 68 en même temps que son propre âge fondateur. 
Vingt ans énumère « Les Copains d'abord / Et les premiers transistors / Sidney Bechet, La p'tite fleur / Les blues sur le cœur / En ce temps-là les trottoirs / C'était manif et guitare ».Lui aussi chante une histoire d’amour sur fond de Mai 68, ramassant à la fois le fracas historique et la libération des esprits et des mœurs : « Et puis y avait le mois d'mai / Qui préparait ses pavés / C'est là qu'on s'est rencontrés / Mouchoir sur le nez / Le monde était à refaire / Et dans ta chambre à Nanterre / C'est justement c'qu'on a fait (…) J'avais vingt ans pour très longtemps / L'amour chantait sa carmagnole / En descendant rue des Écoles / Affiche d'une main, de l'autre le pot d'colle ».
​​​​​​​Et il affirme être toujours dans la même rue, le même rêve en tête…