X
interstitiel

exposition

Georges Brassens

L’insoumis au cœur tendre


Disparu il y a 40 ans, l’auteur, compositeur et interprète natif de Sète aurait été centenaire à l’automne 2021.

« Parmi les quelques rares « grands » de la chanson, Georges Brassens est pour moi le seul à allier le génie du verbe et de la mélodie à l'humanité du cœur. » Jacques Canetti, le 25 octobre 1984

Auteur, compositeur et interprète, il s’est hissé parmi les éternels de la chanson française du XXIe siècle. Imperméable aux modes éphémères, Georges Brassens a imposé son propre style, lui l’amoureux de la poésie, des mots, du jazz et de la vie.

Né à Sète dans l’entre-deux-guerres, il a mené sa carrière en traversant au mieux les changements d’époques et les avancées du 20e siècle, démarrant avant l’ère de l’industrialisation de la musique pour s’inscrire au mieux dans l’avènement de la radio, de la télévision et du disque au service de la chanson française.

Des ventes de disques phénoménales au regard de sa personnalité discrète et bourrue, environ 250 chansons écrites durant ses 30 années de carrière… Et pourtant, Brassens n’en a fait qu’à sa tête, choquant ou provoquant à l’occasion d’une ligne, raillant parfois l’ordre établi ou les mœurs de la société. Un iconoclaste au grand cœur.

Par Pascal Bertin - 2021.

Une jeunesse sous le signe des mots


Entre des parents aimants qui lui donnent le goût des chansons, une adolescence turbulente et la guerre qui éclate, Brassens se construit autour d’une constante : son amour des mots. Son écriture, il la met d’ores et déjà au service d’une œuvre naissante et de convictions bien affirmées. 

Fils unique, Georges Charles Brassens nait à Sète le 21 octobre 1921. D’origine italienne, sa mère Elvira est une catholique fervente tandis que son père Jean-Louis, entrepreneur en maçonnerie, est profondément athée. Durant cette enfance heureuse, ses parents lui transmettent leur amour de la musique, à travers les airs italiens que fredonne sa mère, et les standards de la chanson, de l’opérette et du jazz qui résonnent dans la maison, de Charles Trenet, Tino Rossi, Ray Ventura ou Mireille. Peu porté sur le travail en classe, le petit Georges se construit son propre monde musical. L’école lui offre toutefois la chance d’une rencontre décisive en 1936, celle d’Alphonse Bonnafé, professeur de français de son collège, qui lui fait découvrir et aimer la poésie. Il a alors 15 ans et c’est le point de départ d’une vie marquée par la force des mots.  

La mauvaise réputation

Sa passion pour la musique et la poésie n’écarte pas le jeune Brassens des bêtises de l’adolescence. En 1938, il prend la fâcheuse habitude de commettre des petits larcins en compagnie de sa bande de copains. Leurs vols font grand bruit dans la ville de Sète jusqu’à l’année suivante où les coupables sont arrêtés. Brassens écope d’une peine de 15 jours de prison avec sursis. Il ne retournera pas au collège et ne sort plus du domicile familial, touché par cette mauvaise réputation qui lui inspirera la chanson du même nom. Peu enclin à l’idée de travailler comme maçon avec son père, il convainc ses parents de le laisser partir à Paris pour y tenter sa chance. Au même moment, la guerre est déclarée entre la France et l’Allemagne. La Seconde guerre mondiale va bouleverser ses plans.

La bohème à Paris

En février 1940, Brassens s’installe chez sa tante Antoinette et y découvre… son piano. Chez Antoinette, qui vit rue d’Alésia, dans le 14e arrondissement de la capitale, Brassens s’initie seul à l’instrument à l’aide d’une méthode. En parallèle, il se fait embaucher comme ouvrier dans une usine Renault, un travail qui prend fin en juin à cause de l’occupation allemande. Brassens passe alors son temps libre à la bibliothèque du quartier où il fait la découverte de classiques de la poésie et de la littérature. Il y trouve matière à parfaire son art de l’écriture et se lance dans ses premiers ouvrages de poésie. En 1942, il en publie un premier recueil, À la venvole, financé grâce au soutien de plusieurs proches. Durant deux années, il mène une existence de bohème, se consacrant à la lecture, l’écriture et la musique, entouré d’une bande d’amis qu’il retrouve lors de soirées dans les bistrots du quartier.

Enrôlé de force dans le cadre du STO (Service de Travail Obligatoire), Brassens est envoyé en mars 1943 dans une usine de fabrication de moteurs d’avions située à Basdorf, à une trentaine de kilomètres de Berlin. Autorisé à laisser la lumière allumée la nuit en échange de la corvée de café qu’il va chercher dans un baraquement voisin, il y poursuit ses lectures et ses écrits. Son assiduité lui vaut d’être surnommé « le poète » par ses camarades de captivité, parmi lesquels Pierre Onténiente. Lui-même appelé « Gibraltar » par Georges, celui-ci deviendra un ami, fidèle parmi les fidèles.
Un an après son arrivée, Brassens rentre à Paris grâce à une permission de 11 jours. Avec sur lui ses manuscrits, parmi lesquels les textes des chansons Maman-papa, Le mauvais sujet repenti, Pauvre Martin et Bonhomme, il décide d’y rester. Il trouve refuge dans la pension de famille de Jeanne Planche, une amie de sa tante, et de son mari Marcel. Caché chez le couple, au 7 impasse Florimont, dans le 14e arrondissement, jusqu’à la fin de la guerre, il y vivra jusqu’en 1966. Signe des liens forts qu’ils entretiennent, Georges lui consacrera les chansons La cane de Jeanne et Jeanne.

La fin de la guerre signifie pour Georges un nouveau départ mais aussi le début d’une période difficile. Toujours installé chez Jeanne et Marcel Planche, il n’a pas de travail mais compose des chansons sur la guitare qu’il a acquise en 1945 et qui lui sera malheureusement volée. Il reprend alors le piano, héritant de l’instrument de sa tante Antoinette. Pour gagner un peu d’argent, il écrit des chroniques dans le journal de la fédération anarchiste, Le Libertaire, un mouvement pour lequel il gardera toute sa vie une sympathie. Parallèlement, il finit un roman, La lune écoute aux portes, qu’il publie à compte d’auteur, compose la mélodie de Il n’y a pas d’amourheureux sur le poème d’Aragon, adapte La prière de Francis Jammes sur la même musique, et découvre Léo Ferré, Boris Vian... Côté compositions, il a commencé à se constituer un répertoire qui compte les chansons Bonhomme et Le Mauvais sujet repenti, ainsi que les musiques de Brave Margot, Le Gorille et Les Croquants.  

Dans sa vingtaine, la paix revenue, place aux premières idylles pour Georges. Il vit des histoires d’amour, en particulier avec une certaine Jo durant une année entre 1945 et 1946. Mais rien en comparaison de Joha Heiman dont il fait la connaissance en 1947. De neuf ans son ainée, cette ancienne comédienne originaire d’Estonie restera la seule femme dans sa vie. Ils ne partageront pas le même toit, ne se marieront pas afin de rester fidèle à ses principes individualistes, n’auront pas d’enfants. Il ne la considère pas comme sa femme mais comme sa « déesse ». Décédée en décembre 1999 dix-huit ans après lui, elle sera enterrée à ses côtés. Face à celle qu’il surnomme Pupchen (de l'allemand Püppchen, petite poupée), Brassens se sent « tout petit » et le chante.
« …. J’étais dur à cuire…. Elle m’a converti
La fine mouche
Et je suis tombé, tout chaud, tout rôti
Contre sa bouche….Je me suis fait tout petit (devant une poupée) »  

L'artiste sort de son cocon

A la fin des années 40, le personnage moustachu, tel qu’on le connaîtra tout au long de sa carrière, prend forme. La pipe au bec, la moustache fournie, l’air bougon, Brassens construit sa singularité autour de paradoxes qui constituent sa légende, alliant un langage populaire, parfois argotique, à un verbe plus classique hérité de la poésie et une forme littéraire respectueuse de la langue française. Il s’affiche tel un anarchiste libertaire mais individualiste bien que porté sur les amitiés avec ses copains, détaché des valeurs matérielles, resté fermement anticlérical et antimilitariste.
​​​​​​​Durant ces années, Brassens ne cesse de composer. Brave Margot, J’ai rendez-vous avec vous, La chasse aux papillons, La mauvaise réputation, Le Gorille… prennent définitivement forme. Autant de futurs classiques de son œuvre qui le hissent déjà au sommet de son art, bien qu’il ne se considère pas encore comme un chanteur. Toutefois, ses chansons peinent à trouver preneurs. Il ne le sait pas encore mais c’est bien lui qui en sera le meilleur interprète. Ne lui reste plus qu’à gagner la seule force qui lui manque : la confiance en lui.  

La naissance d'un géant


Quelques rencontres décisives et voilà celui qui voulait réserver ses chansons à d’autres interprètes s’emparer définitivement du micro. En choisissant la guitare aux dépens du piano, le grand timide trouve la formule idéale qui lui permet de se familiariser avec la scène. Multipliant les concerts et la tournée, elle en devient le terrain de rencontre privilégié avec un public qui grandit de façon impressionnante.
En 1951, une première rencontre décisive change le cours de sa carrière, celle du chansonnier Jacques Grello. Ce dernier lui conseille d’abandonner le piano au profit d’une guitare dont il lui fait même cadeau, et de se produire sur scène avec cet instrument. Toujours sur les conseils de Grello, Brassens passe plusieurs auditions dans des cabarets parisiens et ose enfin monter sur les planches. Il s’y révèle particulièrement mal à l’aise, rattrapé par sa timidité. Son trac le conforte par ailleurs dans sa volonté de réserver ses compositions à d’autres interprètes et de ne pas les chanter lui-même. Seul à la guitare, il passe alors dans quelques cinémas de la capitale pour interpréter une poignée de chansons entre les actualités et le film, mais le désespoir le gagne. En octobre, Grello le fait jouer au Lapin Agile, cabaret de Montmartre et haut lieu de la vie artistique parisienne, mais il n’y obtient pas plus de succès.

Une alchimie très personnelle

Avec son écriture hors du temps, Brassens crée des chansons intemporelles et éternelles. Libre-penseur, libertaire, Brassens s’impose en froissant parfois le public par ses mots et ses idées, mais en refusant toute concession. 
​​​​​​​Au même moment, les années 50 voient l’émergence de l’auteur-compositeur interprète, aux textes bien plus intimistes que ceux jusque-là écrits par l’auteur quand il s’agissait d’écrire pour un autre. Brassens émerge à cette croisée des chemins de la chanson française, à la fois artiste complet mais totalement à part du fait des libertés qu’il prend et qui lui attirent les foudres de la bien-pensance. Musicalement à contre-courant, il ne sonne pas dans l’air du temps, qui privilégie les orchestres, groupes, parfois avec section de cuivre ou de cordes. Dans le dénuement de ses chansons, Brassens n’a besoin que d’une chaise, ne s’accompagne que d’une guitare, puis du contrebassiste Pierre Nicolas à partir de 1954, pour une collaboration qui durera presque trente ans. Cette orchestration réduite au minimum convient à ses compositions simples en apparence, que son public peut facilement retenir et fredonner grâce à ses textes bien en évidence.

L'amour des vrais copains

Ecrite en 1964 pour le film Les Copains d'Yves Robert, sa chanson Les Copains d'abord est aussi le révélateur de la philosophie de sa vie. Autour de Brassens, la bande d’inséparables s’élargit sans cesse : Jean Bertola, René Fallet, Boby Lapointe, Pierre Louki, Jean Pierre Chabrol… Puis Lino Ventura, Pierre Maguelon, Raymond Devos, Jacques Brel, Marcel Amont, Guy Béart, Georges Moustaki…Fidèle en amitié, Brassens profite de ses rentrées d’argent pour remercier le couple Planche chez qui il vit. En 1955, il achète leur maison ainsi que celle qui lui est attenante. Après travaux, il leur offre l’ensemble. Trois ans plus tard, il acquiert une propriété dans les Yvelines afin de s’accorder des moments plus au calme que dans la maison de l’impasse Florimont. Le lieu idéal pour réunir la bande de copains et ceux qu’il aime.
​​​​​​​C’est aussi à son vieux copain du STO, Pierre Onténiente, qu’il confie, à partir de 1956, le rôle clef d’homme à tout faire, à la fois secrétaire particulier, impresario, administrateur des tournées, chauffeur et surtout, homme de confiance. Jusqu’au bout, ce sera à lui de gérer les affaires de Georges. Âpre en négociations tel un véritable rocher quand il s’agit de défendre les intérêts du chanteur, le surnom de « Gibraltar » le suivra toute sa vie. 

Le temps des tournées

Le démarrage de sa carrière lui impose un mode de vie itinérant, où les tournées en France et dans les pays francophones s’enchaînent. En 1955, Brassens embarque pour l’Afrique du Nord, donne des concerts à Tunis et Alger, ville dans laquelle il fait la connaissance de Claude Nougaro. Il part ensuite pour une tournée en Belgique, donne une série de concerts d’été dans des casinos français, tandis que la radio Europe 1 diffuse pour la première fois la chanson Le Gorille jusque-là bannie de ses ondes à cause de son verbe cru et de sa charge politique. L’année suivante, il enchaîne avec une série de concerts à Bobino qui précède une autre série à Marseille.
​​​​​​​Durant la fin des années 50, il alterne albums et tournées, alignant Alhambra, Bobino, Olympia, Marseille, la Suisse, l'Italie, la Belgique, encore l’Algérie… pour clore la décennie sur plusieurs récompenses parmi lesquelles le « Bravo du Music-Hall » décerné par l'hebdomadaire, Music-Hall au chanteur le plus populaire de l'année 1958. Brassens peut envisager sereinement le passage aux années 60 du point de vue de sa popularité mais le rythme éreintant des concerts exige une santé de fer.  

Années 60, années Brassens


En dépit des polémiques nées de certains de ses textes et des temps qui changent, amenant un coup de jeune à la chanson des années 60, Brassens continue son escalade vers les sommets de la notoriété.

Il ne dévie pourtant en rien de sa formule poétique, gagnant la reconnaissance des critiques et de la profession. En seulement quinze ans d’activité, le voilà déjà dans la cour des grands du moment, Ferré et Brel en tête, qu’il rencontre pour un tête-à-tête triangulaire entré dans la légende.

Georges Brassens entre dans les années 60 en même temps qu’il attaque sa propre quarantaine, sans dévier de sa trajectoire à succès. Un vent de jeunesse et de folie souffle sur la chanson française avec l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes vingtenaires, inspirés du rock’n’roll, du twist et du mouvement pop anglo-saxon. L’heure ne sera plus à la cravate mais aux chemises parfois débraillées et aux cheveux longs. Le parler franc des textes de Brassens fait son succès, et sa popularité ne sera jamais démentie, bien au contraire. En prenant de l’âge tout en gagnant en notoriété, il s’installe peu à peu au-dessus de la mêlée de la variété française naissante, accédant progressivement à la catégorie des vedettes. Même la période yé-yé, qui véhicule pourtant un mode de vie plus insouciant et introduit une nouvelle génération d’artistes en phase avec l’évolution de la société occidentale, ne pourra rien contre lui : au pire, il sera le père mais pas de ceux contre lesquels on se rebelle. Plutôt celui qui a obtenu un statut d’artiste indéboulonnable. De celui qui restera toujours à l’affiche tant il s’est toujours tenu loin des modes. Ce qui ne l‘empêche pas de rester fidèle à ses convictions : il a même attaqué la décennie des « sixties » par un concert au Moulin de la Galette en soutien au Monde Libertaire le 26 février 1960.

Les trompettes de la rénommée

Après le public et les médias, au tour de l’industrie musicale puis des institutions de décerner des récompenses. À travers les dix ans de carrière qu’il fête en 1962, Brassens affiche un bilan des plus enviables : des centaines de concerts, des albums sortis au rythme soutenu d’un par an, des dizaines de chansons connues de la France entière. Ce succès public s’accompagne d’une reconnaissance tant de la profession que des institutions, qui s’amplifiera en même temps qu’il avancera dans la chanson et que son aura grandira.
​​​​​​​Au Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros obtenu en 1954 pour la chanson Le Parapluie, succède une pluie de récompenses durant les deux décennies suivantes. En 1963, la Sacem lui décerne le Prix Vincent Scotto pour Les Trompettes de la renommée, désignée meilleure chanson de l'année, tandis que son coffret Dix ans de Brassens reçoit le Grand Prix international du disque de l’Académie Charles-Cros. Grand Prix de poésie pour l’ensemble de son œuvre, remis par l'Académie française en 1967, Grand Prix de la ville de Paris en 1975, Prix de l’Académie du disque français remis par le maire de Paris, Jacques Chirac, à Moustache et à Brassens pour l’album Georges Brassens joue avec Moustache et Les Petits Français… ce ne sont que quelques-uns des hommages rendus à celui resté toute sa vie d’une profonde modestie et le plus possible à l’écart des fameuses trompettes de la renommée.

« La poésie, c'est un mot un peu gros. J'écris des chansons, je n'ai jamais prétendu écrire... faire de la poésie ». Cette confession, Brassens l’offre à Jacques Chancel lors d’un entretien en 1971. Pourtant, c’est bien la « mort du poète » que la presse annoncera à sa disparition. Mettre en musique des poèmes - et pas forcément les plus connus - de Paul Fort, François Villon, Victor Hugo, Paul Verlaine, Alphonse de Lamartine, Francis Jammes, Alfred de Musset, Antoine Pol, Théodore de Banville, Louis Aragon… lui permet de les célébrer mais aussi d’appuyer certaines des thématiques récurrentes de ses chansons. Dans la plus grande discrétion mais avec un talent tout particulier, il a lui-même rejoint cette grande famille à travers un art unique de l’assemblage des mots, une façon personnelle de raconter des histoires par des vers ciselés à sa façon, avec la musique pour dicter le résultat final de la chanson. Le monde de la poésie ne s’y est pas trompé. Accepté par Brassens à la condition qu’il soit rédigé par Alphonse Bonnafé, son ancien professeur de français, un numéro de la prestigieuse collection Poètes d’aujourd’hui, lui est consacré en 1963.  

De sa jeunesse libertaire et de son adhésion à la Fédération anarchiste dans les années 40, Brassens portera toute sa vie un engagement fort bien que loin de tout militantisme. Son engagement pour des causes qui lui tiennent à cœur prend de multiples formes : participation à des galas de soutien et manifestations, aide financière… C’est dans ses textes qu’il se montre le plus féroce, ses chansons témoignant de son anticléricalisme (La religieuse, Le mécréant), de son antimilitarisme et de son pacifisme (La Guerre de 14-18). En 1963, Il signe une pétition adressée au Général de Gaulle en faveur des objecteurs de conscience, refusant d'effectuer leur service militaire.Il fait aussi part de sa défiance à l’égard de la police et de la justice (Hécatombe, Le nombril des femmes d’agents), et témoigne d’une attirance pour l’anarchie qui lui convient parfaitement, autant par sa révolte que pour l’amour des autres qu’elle enseigne et véhicule. En 1965, il signe la pétition pour la levée de la censure sur Jean Ferrat et participe deux ans plus tard à un gala anarchiste organisé à Paris. Dernière victoire qu’il savourera vingt jours avant sa disparition, la peine de mort contre laquelle il a chanté (Le Gorille) et manifesté est abolie en France par le gouvernement de François Mitterrand.  

Brassens, Brel et Ferré : la rencontre historique

Les trois plus grands noms de la chanson française de l’époque invités à échanger à la même table ! La photo des trois est devenue historique, au moins autant que l’entretien qui a réuni Jacques Brel, Léo Ferré et Brassens. Organisée à l’initiative du magazine Rock & Folk et de la radio RTL, tous trois sont invités à une rencontre dans un petit appartement de la rive gauche de Paris.
En ce 6 janvier 1969, les trois micros posés sur la table côtoient des verres, des bières et des cendriers. Il s’ensuit deux heures de discussions à bâtons rompus, immortalisées par le photographe Jean-Pierre Leloir et le magnétophone du journaliste François-René Cristiani à l’initiative de ce projet fou. On y entend Brassens cogner sa pipe sur le cendrier et les trois échanger librement sur la création, le disque et la scène. Au-delà de leur métier, ils devisent aussi sur la vie, l'amour, la mort, l'argent, la publicité, la liberté, la solitude, l'anarchie, l'enfance, l’âge adulte, les femmes...
​​​​​​​Un moment historique de la chanson française où trois de ses plus grands créateurs affichent alors une simplicité, une disponibilité et une complicité emblématique de l’âge d’or de la chanson française qu’ils ont façonné.  

Un succès unique


D’une expression artistique personnelle, Brassens a fait son succès. Pourtant, sa célébrité tranche avec la simplicité dont il fait toujours preuve.

En parallèle, cette simplicité explique aussi la proximité que son public ressent à l’égard de ses chansons et de son personnage devenu figure médiatique incontournable du paysage télévisuel. Figure libre, il le reste aussi dans sa vie et son rapport au couple, refusant le mariage malgré sa flamme ouvertement déclarée.

Une oeuvre prodigieuse

Entre 1952 et 1976, année de son quatorzième et dernier album studio de titres originaux, Brassens affiche un total de 121 chansons composées, écrites et enregistrées. On lui doit aussi 9 chansons conçues pour d’autres, 14 textes qui n'ont pas reçu de musique et 29 chansons posthumes. Au total, il lègue 200 chansons, dont un grand nombre restent à jamais inscrites dans les mémoires et continuent d’être transmises, de génération en génération.
​​​​​​​Par-delà ses chiffres de ventes exceptionnels, Brassens réussit le tour de force de s’imposer comme le plus important artiste français de musique populaire, gagnant finalement une reconnaissance des critiques et des médias alliée à un succès auprès du grand public, de tous les publics pourrait-on même dire. Dans les années 70, Brassens est quinquagénaire et a 20 ans de carrière derrière lui, il devient un modèle respecté pour la génération montante d’artistes qui investit le champ nouveau de la chanson française en pleine explosion à la radio, la télévision et les hits-parades.

Rarement dans l’emphase, souvent dans le même registre répétitif, sa voix reste pourtant le grand atout de l’artiste. Avec un accompagnement finalement modeste, de la simple guitare à un petit ensemble, la voix de Brassens tient un rôle primordial tant dans ses chansons que dans son imaginaire artistique. Techniquement, elle reste pourtant la plupart du temps dans le même ton sans jamais tenter de le hausser, sans emphase ni effets, dans un mode presque monocorde, totalement dévouée à son récit et à la richesse de sa grammaire. Grâce à sa timidité initiale, Brassens a développé un chant immédiatement reconnaissable, limitant la prise de risques face aux voix en vogue des années 50 à 70, qui n’hésitaient pas à user de tous les registres possibles de l’émotion. Moins expansif tout en étant volubile, le chant de Brassens lui ressemble et colle à son personnage d’homme terrien moustachu et bourru. Une recette personnelle qui lui confère toute sa singularité et lui vaut d’être un chanteur populaire. Dans le sens où une partie du peuple peut s’identifier à lui.  

Une fin prématurée


« Georges Brassens : chanteur Français, né à Sète en 1921, auteur de chansons poétiques, pleines de verve et de non conformisme ». En 1973, après 20 ans de carrière, le chanteur entre dans le Larousse.

Durant la première moitié des années 70, Brassens connait l’apogée de sa popularité avant que sa santé décline et l’oblige à prendre de la distance avec la scène et le studio. Après vingt années d’une intense activité, il gagne non seulement le respect de la nouvelle génération de la chanson française mais devient aussi une source d’inspiration. Qui continuera de briller bien après sa disparition.

Ses soucis de santé se déclarent alors qu’il est encore jeune et ne feront que s’aggraver. Brassens n’a que 25 ans quand il ressent des maux de reins vite suivis de coliques néphrétiques. Celles-ci ne feront qu’empirer à partir de 1957. En décembre 1962, une crise coïncide avec une série de dates prévues à l’Olympia de Paris. Malgré la douleur, il honore ses concerts après lesquels une ambulance l’emmène chaque soir pour le soulager. Dès le mois de janvier, il se fait opérer du rein gauche mais quatre ans plus tard, une nouvelle crise l’oblige à une deuxième opération alors qu’il est en pleine tournée. « Moi qui me porte bien, qui respir’ la santé,Je m’avance et je cri’ toute la vérité. »
Lui qui sourit de son état dans Le bulletin de santé, chanson de l’album Supplique pour être enterré à la plage de Sète (1966), se voit forcément affaibli dans la pratique de son art. Jusqu’à ce qu'il soit rattrapé par de vives douleurs abdominales à la fin des années 70. 
« J'ai perdu mes bajoues, j'ai perdu ma bedaine.
Et, ce, d'une façon si nette, si soudaine
Qu'on me suppose un mal qui ne pardonne pas » 
 

Tant que sa santé le lui a permis, Brassens est allé à la rencontre de son public.Celui qui avait été tellement affecté par sa timidité à ses débuts a fait de la scène un espace privilégié dans son rapport à son public. Bobino mais aussi l’Olympia et la Mutualité restent des lieux à jamais associés à ses concerts parisiens. Brassens a aussi sillonné la France en multipliant les tournées à partir de 1952, traversant régulièrement les frontières pour se produire en Belgique, en Suisse, en Italie, au Québec et même en Grande-Bretagne où est enregistré en 1973 le seul album live publié de son vivant, Georges Brassens in Great Britain. Avec l’aggravation de son état de santé, il se voit contraint d’en réduire le rythme et embarque pour sa dernière tournée française durant le premier semestre de 1973. Entre octobre 1976 et mars 1977, il se produit dans sa salle porte-bonheur de Bobino, qui restera malheureusement sa dernière série de concerts. De nombreux enregistrements paraissent après sa disparition, parmi lesquels des concerts à l’Olympia de 1961 et à Bobino en 1964.  

En studio pour des clins d'oeil à sa jeunesse

Après avoir ralenti le rythme de ses albums, Brassens boucle sa carrière sur un air de nostalgie. Calmant le tempo infernal tenu durant les vingt premières années de sa carrière, Brassens retourne en studio en 1972 et 1976 pour ses derniers albums de chansons originales, Fernande et Trompe la mort. Sa participation à la Chanson du Hérisson pour Emilie Jolie, conte musical de Philippe Chatel de 1980, est une de ses apparitions médiatiques les plus marquantes. Elle lui permet de se faire connaître de la nouvelle génération, celle des enfants de ses fans.Brassens réalise son ultime passage en studio en y reprenant vingt-sept titres pour le double-album Les chansons de sa jeunesse, une façon de rendre hommage aux maîtres qui lui ont transmis.

Des causes qui lui tiennent à coeur

Jusqu’au bout de son parcours, amitié et solidarité guident les projets de Brassens. Engagé dans des combats sociétaux et humanistes, il participe à des projets caritatifs et vient en aide à des proches. En 1965, il monte sur la scène de l’Olympia dans le cadre d’un gala de solidarité pour venir en aide à Serge Lama, rescapé d’un terrible accident de la route durant l’été.
​​​​​​​Deux ans plus tard, Brassens participe à un gala au Palais de Chaillot au profit de l'association Perce-Neige tout juste créée par son ami Lino Ventura et sa femme Odette pour venir en aide aux personnes handicapées mentales. Devenue entre-temps fondation, c’est aussi pour elle qu’il enregistre en 1980 son dernier album studio, Les chansons de sa jeunesse, une contribution généreuse et très personnelle car en remplacement d’une participation au jeu de RMC du Grand quitte ou double auquel s’étaient prêtés Charles Aznavour et Annie Girardot.  

Au début des années 1980, la santé de Brassens se dégrade. Lorsqu’un cancer des intestins généralisé est détecté, iI subit une troisième opération des reins en novembre 1980 avant une dernière intervention chirurgicale l’année suivante, qui n’eut pas les effets escomptés.
« Comme à vingt ans, je trotte encore
C'est pas demain la veille, bon Dieu
De mes adieux »

(Trompe la mort, 1976)

Accueilli par la famille de son chirurgien, à Saint-Gély-du-Fesc, village proche de Montpellier, il s’y éteint, entouré de ses proches, le 29 octobre 1981, soit une semaine après avoir fêté ses 60 ans. Il est inhumé deux jours plus tard à Sète, dans le caveau familial du cimetière Le Py. L’annonce de sa disparition provoque un choc en France et dans tout le monde francophone. Elle fait l’ouverture du journal télévisé d’Antenne 2 où le présentateur Patrick Poivre d'Arvor l’évoque par ces mots chargés d’émotion : « Il est mort le poète (…) On est là, tout bête, à 20 ans, à 40, à 60… On a perdu un oncle. »  

Un héritage considérable

Quarante ans après sa disparition, son aura ne cesse de briller sur toute la scène française. De Jean Ferrat, qui lui dédie la chanson À Brassens, jusqu’aux multiples clins d’œil du rappeur Joey Starr, comme sa relecture du Gorille à laquelle les ayants-droit de Brassens se sont finalement opposés, ou jusqu’à sa biographie intitulée Mauvaise Réputation, toute la France qui a connu Brassens de son vivant ou qui apprécie son héritage lui doit un petit quelque chose. Voire même beaucoup plus pour les nombreux artistes qu’il a soutenus, invités sur scène, Maxime le Forestier en tête, qui prolonge à sa façon l’esprit contestataire du maître et qui chante tout son répertoire.
Sa liberté tant de parole que de composition inspira Renaud, Francis Cabrel, Yves Duteil, Pierre Perret, Jacques Higelin ou Bernard Lavilliers, et continua de marquer la génération rock suivante, au point d’enregistrer en 2001 une compilation de reprises à laquelle participent Noir Désir, Arthur H, Miossec, Bénabar, Saez et les Têtes Raides, entre autres. Qu’ils soient drôles ou tragiques, ses textes minutieusement travaillés et ses mélodies exigeantes ont marqué l’histoire de la musique populaire. Et ils continuent de toucher de nouveaux publics pour encore longtemps tant Brassens est passé au statut de mythe, terme qu’il aurait sûrement désavoué. Bien qu’il le fut déjà de son vivant.  

L'auteur

Pascal Bertin

Journaliste spécialisé musique, Pascal Bertin a travaillé au magazine Les Inrockuptibles. Freelance depuis 2010, il collabore au mensuel Tsugi et au cahier musique de Libération, a réalisé de nombreuses interviews pour les sites Noisey et i-D de Vice France ainsi que des chroniques sur France Inter et le Mouv’. Il est co-auteur du Dictionnaire du Rock, auteur du documentaire La Story d’Eminem (CStar), conseiller sur le documentaire Daft Punk Unchained, (Canal+) et co-auteur d’épisodes de la série d’animation Tout est vrai (ou presque) pour Arte.