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Charles Aznavour

Une vie écrite en poésie


Hier encore, Charles Aznavour jouait de la vie comme on joue de l’amour. Grand maître de la chanson, amoureux de la langue française, engagé pour son peuple arménien, il a été accompagné par la musique dès sa naissance.

Sociétaire de la Sacem en sa qualité d’auteur depuis 1946, de compositeur depuis 1950, il est décédé à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans le 1er octobre 2018 et laisse derrière lui une œuvre légendaire et une vie enivrante.

« Ne cultive pas les regrets car on ne récolte jamais que les sentiments que l’on sème. » Cette phrase, extraite de sa chanson légendaire « Il te suffisait que je t’aime », pourrait être le mantra de Charles Aznavour. Pourquoi regretter ce qu’il advient ou ne pas oser ce qu’il doit advenir ?

Par Angèle Chatelier - 2024

Les débuts


Lorsque la clinique Tarnier, hôpital pour indigents situé dans le 6e arrondissement de Paris, voit naître le 22 mai 1924 un petit Charles Aznavourian, nul ne se doute qu’il marquera pour toujours l’histoire de la chanson (cf archives).

Un nom, volontairement raccourci ensuite, qui signifie en arménien « noble » et « beau ». La musique habille son quotidien avant même ses premiers pas. Sa famille est de celles qui parcourent la vie en musique. Artistes et musiciens, sa mère Kar, comédienne, et son père Mamigon – surnommé Micha – sont de véritables mélomanes. Ancien baryton, Micha Aznavour travaille dans le restaurant de son père, installé au cœur du 5e arrondissement de Paris, avant qu’il n’ouvre son propre lieu, rue de la Huchette : le restaurant Le Caucase. C’est ici que tout commence.

Tandis que son père prend le micro certains soirs pour amuser les clients, Charles de son côté se retrouve entouré de grands amoureux d’art, de piano et de théâtre. Élevé dans ce milieu – notamment le théâtre arménien –, le petit Charles se retrouve souvent sur les sièges rouges de la Comédie-Française. Une vocation est née.

Dès l’âge de neuf ans, il passe ses premières auditions. Son premier nom de scène : Aznavour. Il foule alors les planches de l’intimiste théâtre du Petit-Monde, boulevard des Filles-du-Calvaire, avant d’être engagé au début de son adolescence par le comédien, parolier et directeur de théâtres Henri Varna et le chanteur Émile Audiffred au Casino de Paris. « Il nous manque quelqu’un pour danser avec les filles, on va vous mettre un tutu ! » lui dit alors Varna. Pendant des mois, Charles Aznavour danse donc à l’Alcazar, restaurant de Saint-Germain-des-Prés, dans des opérettes marseillaises. « J’ai appris mon métier comme ça », racontera-t-il plus tard dans une interview.

Le cœur léger et le bagage mince


En 1941, Charles Aznavour est proche de sa majorité et déjà un habitué des planches. Mais une première rencontre marque sa vie et la bouleverse. Celle avec Pierre Roche, un auteur et compositeur. Tous les deux se rencontrent dans une école de music-hall et s’animent autour des mêmes ambitions. ​​​​​​​En duo, Roche et Aznavour se produisent dans les cabarets parisiens et commencent à acquérir une certaine notoriété.

C’est en 1946, d’ailleurs, que Charles passe son examen d’entrée à la Sacem en qualité d’auteur. Il faudra attendre 1950 pour qu’il se présente en tant que compositeur.

Dès leur rencontre, à la fin des années 1940, Piaf emmène Roche et Aznavour aux États-Unis et à Montréal pour se produire ensemble. Elle lui demande de lui écrire des chansons, n’en valide que très peu. L’une des plus marquantes reste « Plus bleu que tes yeux », sortie en 1951.
​​​​​​​Charles Aznavour rencontre aussi l’une de ses idoles : Charles Trenet. À son sujet, il est élogieux : « Il a fait ce que les autres n’ont pas fait, chanter des chansons gaies, mais avec du fond », rappelle-t-il. Et c’est l’un des artistes qu’il a fait rencontrer notamment à son fils, Mischa, né en 1971 de son union avec la Suédoise Ulla Thorsell. « Je me souviens de plusieurs anniversaires que l’on a faits. Mon père est né le 22 mai, moi le 17 et Charles Trenet le 18. Il savait que j’aimais beaucoup la poésie. Ce sont des souvenirs remarquables que ceux passés avec eux deux », se remémore-t-il pour la Sacem.

Piaf, Trenet… deux rencontres qui marquent la vie de Charles. « Il me parlait souvent de Piaf », se souvient aujourd’hui Mischa. C’est à cette époque, cependant, qu’elle prend un nouveau tournant. Le duo Roche/Aznavour n’a plus sa superbe d’antan et Pierre Roche décide de s’installer à Montréal. L’amour que Charles Aznavour porte à sa femme, Micheline, avec qui il s’est marié en 1946, connaît des tourments. Ils ont cependant une fille ensemble, Patricia – surnommée Seda – née un an après leur mariage.
​​​​​​​Tout du long, Édith Piaf le soutient et croit en lui. Charles Aznavour, séparé de son binôme, chante alors pour les premières parties de Piaf, restant malgré tout son « homme à tout faire ». Mais la Môme semble y croire, du moins y met tout son cœur. Pour l’anecdote, elle lui paie même un nouveau nez ! « Elle a eu raison, ça m’a changé la vie », se remémore-t-il, plus tard. Tapi dans l’ombre, il écrit plusieurs chansons pour Gilbert Bécaud entre 1950 et 1955. Charles n’est pas encore l’Aznavour que l’on connaît. S’il en rêve sûrement, il ne se doute pas encore à l’époque qu’en 1964, il serait nommé au grade de chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

En haut de l’affiche


La route est encore longue. La voix de Charles Aznavour ne fait pas que des envieux. Elle est jugée nasillarde par certains. Lui, « petit homme, petit chanteur », par une certaine presse. En France, il n’a pas vraiment de succès mais continue d’écrire pour les autres : Patachou, Maurice Chevalier et aussi le tube de Juliette Gréco, « Je hais les dimanches », prix Sacem en 1952.
​​​​​​​Cependant, Aznavour s’accroche et toutes ces critiques n’ont pas raison de lui : « Je chanterai pourtant, quitte à m’en déchirer la glotte », martèle-t-il dans son livre Aznavour par Aznavour (Fayard, 1970). Et fort heureusement. Car tout bascule lorsqu’il se produit au cours de l’année 1953 au Maroc. Là-bas, l’accueil est moins hostile. Voire dithyrambique. Charles est si amoureux de la scène que cela est contagieux. Son bonheur se remarque, et tape dans l’œil de Jean Baudet, en vacances à Marrakech, qui passe une tête au casino où Aznavour se produit. Directeur du Moulin-Rouge, Baudet propose alors à Charles de profiter de ses planches. Revenu de sa tournée, ce dernier se produit donc pendant trois mois au cœur même de l’un des plus célèbres cabarets parisiens. S’ensuivent des premières parties à l’Olympia, celles de Sidney Bechet, de Gloria Lasso ou encore d’Annie Fratellini. 1953 est aussi l’année de la sortie de son album, Charles Aznavour chante… Charles Aznavour, premier d’une série de 51 disques (sans compter ceux en langues étrangères) sortis entre 1953 et 2015.

Charles Aznavour n’a jamais perdu courage. Cette ténacité, c’est l’une des valeurs qu’il a laissées en héritage à son fils Mischa : « Il m’a transmis le goût du travail bien fait. Le travail comme artisanat. Quand je regarde sa vie, je vois à quel point il n’a jamais baissé les bras. Il a cette ténacité, cette pugnacité. Tout ça, il nous l’a donné », souligne-t-il.

« Ma vie, ô ma vie fut une longue épreuve avec toi. Ma vie, ô ma vie, un incroyable chemin de croix. »​​​​​​​ En 1956, après deux albums, Charles Aznavour écrit « Sur ma vie », à la demande du célèbre patron de l’Olympia, Bruno Coquatrix. Une chanson qui deviendra son premier succès. Enfin, il n’est plus considéré comme un « Quasimodo » de la chanson, « l’Enroué vers l’or », comme d’autres l’appellent. Il foule la scène de l’Alhambra la même année, puis l’Olympia de nouveau, cette fois à l’affiche d’un Musicorama, célèbre spectacle et émission radiophonique.

En 1960, alors qu’il vient de signer avec la prestigieuse maison de disques Barclay, Charles devient véritablement Aznavour. Avec une chanson qui décrit la carrière d’un artiste qui ne décolle pas, « Je m’ voyais déjà », il acquiert, à l’âge de trente-six ans, la reconnaissance artistique qu’il avait toujours rêvé d’avoir. Cette chanson est aujourd’hui l’une des plus connues de Charles Aznavour. Elle a été déposée à la Sacem le 11 mai 1959.

Les grands succès


En dix ans, les tubes s’enchaînent : de « Je t’attends » en 1963 à « La bohème » deux ans plus tard. Des « Comédiens » qu’il dépose à la Sacem le 12 décembre 1962 à « Emmenez-moi » en 1967, déposé l’année suivante, le 9 février. Désormais interprète reconnu, cela ne l’empêche pas de continuer à écrire pour les autres – et les plus grands. « Retiens la nuit » pour un certain Johnny Hallyday ou « La plus belle pour aller danser » pour Sylvie Vartan …
Sa carrière s’anime aussi à l’international. Dès le début des années 1960, il se produit au prestigieux Carnegie Hall de New York, au sud de Central Park. Presque 3 000 places dans un lieu à la beauté architecturale époustouflante. Des milliers de spectateurs de Turquie, d’Arménie, de Grèce ou d’Afrique ont aussi la chance de voir le grand Charles Aznavour sur scène. La scène qui est son refuge. « Si j’arrête la scène, je meurs », dira-t-il plus tard. Cet amour, il l’a même chanté : « En scène, dès l’instant que je suis en scène / Je me libère de mes chaînes / De pudeur, de frayeurs / Pour chanter mes rengaines. »

Aujourd’hui, alors qu’il ne peut plus le voir sur scène, son fils Mischa continue de l’écouter : « En ce moment, j’écoute beaucoup l’album de 1976, Voilà que tu reviens, car il avait à peu près mon âge lorsqu’il l’a sorti. » Un moyen, aussi, de se sentir proche de lui.

Et Charles Aznavour est loin de ne se contenter que de la musique. L’amoureux du théâtre a aussi séduit le monde du cinéma. L’illustre chanteur a participé à une soixantaine de films dès le début des années 1960. Tirez sur le pianiste de François Truffaut, Le facteur s’en va-t-en guerre de Claude Bernard-Aubert, Candy, son premier film en anglais avec Marlon Brando et Richard Burton… Des planches, des tournages aux plus grandes salles de concert, Aznavour est resté jusqu’à sa mort le « Sinatra français »… titre de l’une de ses chansons les plus engagées.

Une vie artistique engagée et politique


D’origine arménienne, né d’une famille qui durant l’Occupation a caché sous son toit des réfugiés juifs, n’ayant obtenu la nationalité française qu’en 1947, Charles Aznavour a des valeurs sociales dans le cœur. Celles du partage, de la solidarité comme du devoir de mémoire. Tout au long de sa vie, il sera l’ambassadeur de son pays, l’Arménie. Il créera l’association Aznavour pour l’Arménie en 1988, mais il chantait bien avant cela son pays dans « Ils sont tombés » (« hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre ») ou « Les émigrants » (« Comment crois-tu qu’ils sont venus ? / Ils sont venus, les poches vides et les mains nues »). À la fin des années 1990, il publie même une chanson équivoque, « Pour toi Arménie ». En 2002, il tient aussi le rôle principal du film Ararat d’Atom Egoyan, traitant du génocide arménien. Tous ces engagements lui valent deux consécrations : il est nommé ambassadeur et délégué permanent de l’Arménie auprès de l’Unesco en 1995, et il reçoit en 2004 le titre de héros national de l’Arménie, la plus haute distinction du pays. Mais son sang, ses racines et sa patrie ne sont pas les seuls sujets auxquels s’attaque Charles Aznavour dans nombre de ses chansons. Il y a « Les enfants de la guerre », qu’il publie dès 1968 : « Ces enfants de l’orage et des jours incertains / Qui avaient le visage creusé par la faim ». Aznavour écrit également « Mourir d’aimer », en hommage à l’histoire de Gabrielle Russier, une enseignante qui a mis fin à ses jours après avoir eu une relation avec l’un de ses élèves.

L’une de ses chansons engagées les plus marquantes reste cependant « Comme ils disent », déposée à la Sacem le 3 mai 1972. Il y raconte l’histoire d’un homosexuel amoureux de quelqu’un qui ne partage pas cette attirance. La chanson sera un électrochoc. Charles Aznavour s’en doutait : « Mon entourage de l’époque me déconseilla de l’interpréter, au risque de dégrader mon image, rappelle la Fondation Aznavour. Je décidai néanmoins d’en courir le risque car ce sujet me tenait à cœur et méritait que je prenne position. » Le 45-tours se vend à plus de 150 000 exemplaires et devient salvateur pour des milliers de personnes.

Plus tard dans le cours de sa vie, Charles Aznavour s’engagera aussi pour l’écologie, notamment à travers sa chanson « La Terre meurt ». Il signe aussi une tribune dans Le Monde pour des actions politiques fortes contre le réchauffement climatique, la même année 2007. En 2010, il participe également avec des dizaines d’artistes à la chanson « Un geste pour Haïti chérie », à la suite du séisme survenu à Haïti le 12 janvier 2010.

Devenu un monstre sacré de la chanson, Charles Aznavour n’a de cesse de fouler les scènes du monde et les studios jusqu’à recevoir en août 2017 son étoile sur le « Hollywood Walk of Fame » de Los Angeles. À quatre-vingt-treize ans, c’est une consécration. Ses enfants Seda, Nicolas, Katia, Mischa et Patrick sont également l’une de ses fiertés. En 1976, une dramatique nouvelle bouleversa cependant sa vie. Son fils Patrick, né d’Arlette Bordais, une danseuse de cabaret, est retrouvé mort chez lui à l’âge de vingt-cinq ans. Charles Aznavour l’avait reconnu neuf ans après sa naissance. La légende raconte que sa chanson « L’aiguille » lui est dédiée : « L’aiguille dans ta veine éclatée / Ta peau déchirée / L’aiguille dans ton corps mutilé, crucifié ».

Malgré un succès arrivé sur le tard, Charles Aznavour aura vendu plus de 180 millions d’enregistrements sur ses 1 400 chansons selon sa Fondation et donné des concerts dans 110 pays. Musicien et acteur du monde et de toutes ses langues, sur ses 91 albums sortis tout au long de sa carrière, une quarantaine n’ont pas été enregistrés en français.

Ce qui est important pour son fils Mischa, c’est que l’on garde une bonne image de lui, que l’on se souvienne « de ses valeurs et de ses chansons, même s’il faut rester humble », admet-il.

Ayant collaboré avec les plus grands – Sting, Elton John, Johnny Hallyday ou Céline Dion –, devenu une référence pour la jeune génération d’artistes – Yamê, Bad Bunny, Kendji Girac, Eddy de Pretto, Aya Nakamura notamment ont repris des œuvres du chanteur –, Charles Aznavour, avec ses 18 disques d’or et ses participations à 80 films, est l’un des artistes les plus récompensés, les plus engagés et les plus prolifiques du xxe siècle. Il meurt le 1er octobre 2018 dans sa résidence secondaire à Mouriès, dans les Bouches-du-Rhône.