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L'humour dans la résistance
Connu pour sa loufoquerie légendaire, maître des mots avec lesquels il joue et qu’il exalte, Pierre Dac a tant révolutionné l’humour qu’il inspire encore les générations d’aujourd’hui. Chansonnier, écrivain, homme de radio et de télévision, il est aussi un homme de la Résistance ayant connu les deux guerres mondiales. Retour sur cette vie hors norme, jalonnée d’obstacles, mais dans laquelle Pierre Dac n’a cessé de dénoncer avec finesse l’absurdité du monde.
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Qu’est-ce que l’humour face aux maux du monde ? Une échappatoire. Un moyen de s’extraire de la réalité. Une solution, aussi, pour la décrire et la décrier. Pierre Dac n’est pas qu’un humoriste. Il est de ceux qui, avec l’humour, ont changé la face du monde et surtout d’une époque : la Seconde Guerre mondiale.
Pierre Dac – né André Isaac, pseudonyme André Pierre-Dac – arrive au monde le 15 août 1893 dans une famille modeste juive à Châlons-sur-Marne, chef-lieu de l’ancienne région Champagne-Ardenne. Sa mère est femme au foyer, son père, boucher. C’est d’ailleurs grâce à ce métier que la famille déménage à Paris alors que Pierre Dac a trois ans, pour y installer une boucherie. Surtout, grâce à ce père, le futur maître des mots façonne son humour avant même d’en avoir conscience. Plus tard, il confiera que ses calembours lui ont été beaucoup inspirés par les expressions de son père, notamment le louchébem, l’argot des bouchers.
Mais si la malice de Pierre Dac se ressent dès son plus jeune âge, il ne se prédestine pas tout de suite à l’humour verbal. Gamin, il aime faire des farces. Comme celle qui lui vaut d’être renvoyé de son lycée en 1908, mettant un terme à ses études. Ce qui l’anime alors, c’est le violon. Depuis que ses parents l’ont inscrit à des cours, il ne rêve que de ça. Mais rapidement, l’histoire le rattrape. Il a vingt ans lorsqu'il est mobilisé au régiment d’infanterie de Toul : comme des millions d’autres, il vit la Première Guerre mondiale en première ligne. Gravement blessé au bras – par balle lors d’un combat ou par un éclat d’obus, les versions divergent –, il ne sera pas violoniste. À peine remis, il apprend la mort de son frère Marcel et retourne dans les tranchées, où il aiguise et affûte des textes pour la première fois.
Sans doute pour s’extraire de ses souvenirs douloureux, à la fin de la guerre, Pierre Dac commence à se produire dans des cabarets parisiens comme La Lune Rousse, boulevard de Clichy, ou La Vache Enragée, célèbre cabaret au cœur de Montmartre – des établissements où l’on recevait « les artistes sans le sou, les chansonniers impertinents, les chats noirs et les bérets vernis », comme le décrit le journal Sud-Ouest. C’est lors de ces années que Pierre Dac demande à adhérer à la Sacem en sa qualité d’auteur. Le 18 juin 1924, il reçoit son acte d’adhésion.
Sur les planches, Pierre Dac détonne. Le « louchébem » le caractérise tout comme sa délicieuse faculté à se moquer du quotidien. C’est à cette période qu’il popularise un mot qui deviendra sa marque de fabrique : loufoque. Tiré de l’argot des bouchers, il signifie « fou ». Dans sa bouche, il est plein de malice. À force de brosser le quotidien de façon absurde, Pierre Dac se forge un personnage bien à lui. Son compliment préféré ? Que l’on se dise en l’écoutant : « C’est complètement con, mais c’est vrai ! » Pourvu que ce soit loufoque, pourrait-on dire. En 1937, il produit une émission sur Radio-Cité. À son lancement, il s’exclame sur les ondes : « Il est indiscutable que le déséquilibre de toutes les classes actuelles de la société ne permet pas de très bien réaliser ce qui sépare le normal de l’anormal. C’est pourquoi, messieurs, j’ai décidé de fonder une vaste société dont les initiales seront SDL, la Société des loufoques. » La radio redeviendra plus tard l’un de ses plus importants terrains de jeu. Mais en attendant, c’est à la composition de textes qu’il s’intéresse.
Depuis le 48, rue de Clignancourt à Paris, Pierre Dac assume enfin la paternité de ses mots en demandant à devenir adhérent à la Sacem.
Les mots, Pierre Dac sait s’en amuser, les détourner, comme en inventer. « Schmilblick », par exemple. Ce terme, qui désigne un objet qui « ne sert absolument à rien et peut donc servir à tout », comme il l’évoquait dans un sketch en 1958, est aujourd’hui entré dans la culture populaire. Régulièrement utilisé par Coluche par la suite – première preuve de la postérité de Pierre Dac –, il s’apparente à un « truc », un « machin ».
C’est également à Pierre Dac que l’on doit la recette de la confiture de nouilles, dépeinte dans l’un de ses sketchs en 1934 : un chef-d’œuvre de gourmandise, confectionné à partir de la récolte de nouilles qui poussent. L’imagination débordante, toujours.
D’autres mots sont propres à Pierre Dac. Parmi eux, Biglotron, qui désigne un appareil de synthèse révolutionnaire. Dans un sketch filmé en 1965, il se grime en professeur pour présenter son objet, « dernier-né de la technique expérimentale d’expression scientifique d’avant-garde », le décrit-il avec sa loufoquerie légendaire.
Reste que l’une de ses œuvres les plus emblématiques porte un nom tout aussi original : L’Os à moelle. « Je pense que l’humour, c’est de faire des choses très graves très sérieusement, sans tellement se prendre au sérieux », a un jour confié Pierre Dac à France Inter. Cette phrase aurait pu être le mantra de la revue L’Os à moelle qu’il crée le 13 mai 1938, « organe officiel des loufoques » dans lequel il affine une nouvelle fois son esprit et son espièglerie. Avec ses joyeux comparses, il s’amuse notamment à proposer une myriade de petites annonces décalées : « Ancien souffleur de verre, grosse capacité pulmonaire, cherche place souffleur de théâtre », peut-on lire. « Monsieur ayant tête à claques cherche emploi chez personne irritable. Gros gains demandés. » On y trouve des articles pleins de dérision, des reportages farfelus… Mais derrière ces calembours pleins de finesse se cache une revue anti-hitlérienne, contrainte de disparaître après 109 numéros, le 7 juin 1940. 400 000 exemplaires étaient imprimés à chaque édition. Pour Pierre Dac, c’est la fin d’un cycle. Mais pas de son engagement. S’il est proclamé roi des loufoques, il est aussi un homme conscient des enjeux du monde et de tout ce qui le compose, jusqu’à ses éléments les plus alarmants et funestes.
1940, au 42, boulevard de Strasbourg à Toulouse. La Seconde Guerre mondiale a commencé. Pierre Dac vient de boucler ce qu’il sait être le dernier numéro de L’Os à moelle et est contraint de se réfugier chez Fernand Lefèbvre, qui deviendra par la suite pilote de la France libre.
Comme l’écrit le journal Le Monde, rapidement, Pierre Dac passe « aux commandes de la guerre des ondes ». Celles de la BBC. Celles où le 18 juin 1940, le général de Gaulle lançait son appel historique. Pierre Dac sent que c’est outre-Manche que tout se joue. Tant et si bien qu’en novembre 1941, il tente de rejoindre Londres, avant d’être arrêté au moment de sa traversée des Pyrénées. Il est emprisonné pendant quatre mois. L’un de ses textes écrit pendant ces semaines a été retrouvé dans les affaires de Jean-Claude Camors, célèbre résistant français et compagnon de la Libération. Appelé Noël 1941 dans une prison de Barcelone, il est explicite, sans aucun brin d’humour, simplement beau et limpide : « Sur mon pain j’ai mis l’Espérance / Et mon pain prit soudainement / L’aspect du beau pain blanc de France / Qui fut le nôtre si longtemps. » Pierre Dac est remis aux autorités françaises avant de rejoindre le centre pénitentiaire de Perpignan. La légende raconte qu’au poste de frontière, il profère au commissaire : « C’est très simple, mon vieux. En France, il y avait deux hommes célèbres, le maréchal Pétain et moi. La Nation ayant choisi le Maréchal, je n’avais plus qu’à partir. »
Nous sommes le 6 mars 1942, Pierre Dac n’est emprisonné qu’un mois et écope de 1 200 francs d’amende. Mais, déterminé à rejoindre Londres, il repart sur les routes au printemps 1943 sous une fausse identité, avant d’être démasqué puis incarcéré cette fois à Alcantara, dans le sud de l’Espagne. Des obstacles, encore. Mais toujours de la rébellion. Pour preuve : il est transféré dans une autre prison espagnole après une tentative d’évasion. Ce n’est que le 29 août 1943 qu’il réussit à quitter l’Espagne après avoir été échangé contre un autre prisonnier. Il rejoint alors Alger, puis Londres. Nous sommes le 12 octobre 1943 : Pierre Dac, l’humoriste aux mille inventions, est enfin arrivé dans la capitale anglaise.
« Ici Londres. Les Français parlent aux Français. Veuillez écouter d’abord quelques messages personnels. » Voilà les paroles régulièrement prononcées sur les ondes de Radio Londres, espace où l’on apprend les nouvelles du front, où l’on entend des messages de proches mais surtout, les annonces codées de la Résistance française. La première fois que la voix de Pierre Dac s’exprime, c’est le 30 octobre 1943. De retour à ses premières amours, la chansonnerie, il parodie des classiques du cinéma ou de la chanson sur un ton farceur et piquant, comme Les Gars de la vermine à la place du film américain Les Gars de la marine. Sa voix s’entend aussi dans l’historique refrain de la Résistance : « Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand », qu’il imite à la manière du chant révolutionnaire latino « La Cucaracha ».
« Il y en a assez qui emmerdent le monde. Alors je pense qu’on a un certain mérite et surtout une grande satisfaction quand on peut faire sourire les autres. » Après la guerre, Pierre Dac rentre en France aux côtés de son épouse, la comédienne et chanteuse Dinah Gervyl, et retrouve les planches. Celles du théâtre des Trois Baudets, d’abord, où il écrit un spectacle avec Jacques Canetti. 440 représentations sont jouées à guichet fermé.
Il n’oublie pas non plus la radio et c’est d’ailleurs dans ce domaine qu’il fait une rencontre marquante. Celle de Francis Blanche. Ce dernier est une figure emblématique du cinéma et du théâtre en France. Dès 1950, ils reprennent tous les deux la route du succès. Et c’est une réussite : leurs sketchs entrent dans la postérité. Parmi eux, « Le Sâr Rabindranath Duval », sorti en 1957. Une parodie des spectacles de music-hall. Mais ce que l’on retient, c’est surtout leur spectacle Sans issue, joué durant plusieurs années sur plusieurs scènes parisiennes, de l’Olympia à l’Alhambra, dans des salles combles. Tout comme leur feuilleton radiophonique Malheur aux barbus, diffusé sur l’ancienne France Inter, Paris Inter. 213 épisodes existent de cette émission.
C’est lors de cette décennie que Pierre Dac change son nom officiel, devenant André Pierre-Dac. Il demandera quelques années plus tard à la Sacem l’autorisation d’utiliser un pseudonyme, pour la raison suivante, écrit-il : « Il m’est venu à l’idée d’écrire des chansons qui n’ont qu’un très lointain rapport avec celles que j’ai écrites en tant que chansonnier et qui sont destinées à être interprétées et enregistrées par d’autres plus qualifiés que moi dans ce domaine. »
Le 20 septembre 1966, Pierre Dac écrit une lettre manuscrite à la Sacem pour demander d’utiliser un pseudonyme afin de faire un canular.
Francis Blanche et Pierre Dac c’est une amitié qui dure et tous les deux se portent un profond respect, tant leurs humours cohabitent à merveille. Tellement que, peut-être, Francis Blanche aurait pu être un ministre de Pierre Dac ? L’idée paraît amusante, surtout que Pierre Dac se déclare candidat à l’élection présidentielle le 11 février 1965 – comme le fera Coluche quelques années plus tard. Avec autant de dérision et de ruse, il crée un parti : le Mouvement ondulatoire unifié, aussi dit « MOU ». D’ailleurs, si l’on peut plaisanter d’un Francis Blanche en ministre, il propose tout de même le poste à des membres de son entourage : Jacques Martin en Premier ministre, Jean Yanne ou encore René Goscinny dans d’autres fonctions similaires. Bien sûr, l’humour corrosif derrière cette candidature est bien présent : il promet par exemple qu’il ne dissoudra pas l’Assemblée nationale dans l’acide sulfurique ou s’amuse à travers des slogans comme « Les temps sont durs, votez MOU ». Il déploie toutes ces idées dans L’Os à moelle, sa revue qu’il a fait renaître après-guerre. Sauf que Pierre Dac est connu, doué et que le petit monde politique le sait. À l’instar de Coluche, il lui est demandé de retirer sa candidature. C’est l’entourage direct du général de Gaulle qui le lui intime. Par fidélité et toujours avec son humour politique, Pierre Dac déclare alors : « Je viens de constater que Jean-Louis Tixier-Vignancour briguait lui aussi, mais au nom de l’extrême droite, la magistrature suprême. Il y a donc désormais, dans cette bataille, plus loufoque que moi. »
Il y aurait tant à écrire et à raconter sur Pierre Dac. Son œuvre de chansonnier, ses feuilletons radiophoniques, ses sketchs ironiques, moqueurs et terriblement bien écrits. Ses amitiés, sa sensibilité. Surtout, l’homme libre qu’il a toujours été, conscient des absurdités du monde, déterminé à rire de l’impensable. Homme de la Résistance, homme de la loufoquerie et du Schmilblick, il s’éteint d’un cancer du poumon en 1975, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
Il laisse derrière lui un héritage précieux pour tous les humoristes qui lui succèdent. « Pierre Dac a imposé son humour à toutes les générations », appuie Jacques Pessis. Écrivain, journaliste, ce dernier a connu Pierre Dac à ses quinze ans puis est devenu son biographe, son « neveu adoptif » et son légataire officiel. « Son univers s’est développé après lui. Et aujourd’hui encore, non seulement à travers ses pensées, ses aphorismes, ses feuilletons, ses séries, il est connu par les jeunes, qui s’inspirent de son humour loufoque pour essayer d’observer l’actualité de façon différente et d’en rire plutôt que d’en pleurer. »
Publié en février 2025 - Crédit photo : Collection Christophel