exposition
Une vie dédiée à la musique
Sommaire
Une jeunesse sous le signe de la musique
Arrangeur de Gainsbourg et Lapointe, mais aussi compositeur
Il y a deux ans disparaissait Alain Goraguer, dit « Gogo ». Pianiste, compositeur, arrangeur, il aura consacré l’essentiel de sa vie à la création artistique, aux côtés de Boris Vian, Serge Gainsbourg ou France Gall.
Sociétaire de la Sacem en qualité de compositeur dès 1953, il lègue une œuvre riche de centaines d’arrangements, de musiques de films et de chansons. Musicien à la parole rare, il déclarait avoir « aimé être un homme de l’ombre », car le studio était l’endroit où il se sentait le plus heureux, au contact des musiciens.
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Rien ne prédestinait Alain Goraguer, né le 20 août 1931, à devenir arrangeur. Fils d’un capitaine de gendarmerie, il découvre la musique grâce à sa mère dans le fort de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Dès qu’elle en a le temps, Emmanuella s’assoit au piano et joue sous l’œil attentif d’Alain. Quand il n’a pas école, le jeudi, il reproduit des mélodies sur les touches blanches et noires. Devant ses talents précoces, Albert, son père, affiche un certain détachement : « Mon père disait : “La musique, c’est du bruit.” C’était une plaisanterie, mais il le pensait vraiment. »
L’enfance d’Alain est rythmée par les affectations successives d’Albert Goraguer : Cambrai, Boulogne-sur-Mer, Riom, puis Lyon. Dès son plus jeune âge, il apprend à aller vers les autres, une qualité qui l’aidera à diriger des orchestres.
Par l’intermédiaire de la radio, il découvre le jazz américain et se prend de passion pour le pianiste Duke Ellington. Alors qu’il s’apprête à fêter ses onze ans, ses parents lui offrent un violon et un professeur l’initie au répertoire classique. Rétrospectivement, il considérait que ces leçons ne lui avaient guère été profitables, mais qu’elles lui avaient cependant permis d’acquérir la certitude qu’il serait un jour musicien.
Après la guerre, la famille Goraguer s’installe à Nice et l’adolescent abandonne le violon pour l’apprentissage du piano. Une fois les cours terminés, il tape le bœuf avec le saxophoniste virtuose Barney Wilen. Grâce au bouche-à-oreille, ses talents de pianiste sont rapidement repérés et il se produit dans les clubs de jazz où viennent se distraire les soldats américains.
Après l’obtention du baccalauréat, il décide d’arrêter ses études et de devenir musicien. En 1951, il rencontre Jack Diéval et lui fait une démonstration de ses talents de pianiste. « Le Debussy du jazz » jouit alors d’une grande notoriété et ne lui prodigue qu’un seul conseil : « Il faut venir à Paris. ».
La rencontre avec Diéval marque un tournant dans la vie d’Alain. Quelques semaines plus tard, il emménage rue de Lévis dans le 17e arrondissement et commence à suivre les cours de Julien Falk, un compositeur passionné par la musique atonale. La chanson doit beaucoup à ce talentueux pédagogue qui formera aussi Raymond Gimenes et Michel Cœuriot.
Le 29 janvier 1953, Alain Goraguer réussit son examen d’entrée à la Sacem en tant que compositeur. S’il tente d’écrire des textes, il ne passera pas celui d’auteur. Pour gagner sa vie, il devient le pianiste répétiteur de Simone Alma. Désirant renouveler son répertoire, la chanteuse lui propose un jour de l’accompagner chez Boris Vian. Entre les deux hommes, l’entente est immédiate et Alain devient le pianiste de Boris, dans les cabarets parisiens ou en tournée. Il y faut un certain courage, car « Le déserteur » n’est pas toujours bien accueilli. Les semaines passant, Boris invite Alain à mettre en musique ses textes. À la cité Véron, ils créent une quarantaine de titres. « Je l’ai vu écrire une chanson d’une traite. Cela venait comme ça, il me disait : “Attends…” Il prenait un crayon, une feuille et c’était parti. » Certaines des chansons regroupées en 1956 sur l’album de Vian intitulé Chansons « possibles » et « impossibles » ont été composées par Alain, comme les célèbres « Complainte du progrès (Les arts ménagers) » ou « La java des bombes atomiques ». Sur le moment, elles n’intéressent que le public de la rive gauche, mais plus tard elles influenceront Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Yves Simon, etc.
Outre la publication de son album de jazz en trio Go… Go… Goraguer, 1956 est aussi l’année de la sortie de la chanson érotique « Fais-moi mal Johnny ». Écrit par Alain et Boris, ce rock mémorable créé par Magali Noël passe alors inaperçu. Cet échec est heureusement compensé par le fait que Philips décide de lui confier les orchestrations d’une série de 45-tours. Les directeurs artistiques estiment qu'à seulement vingt-cinq ans, il possède l’étoffe d’un arrangeur : il respecte les délais, fait preuve de tact avec les musiciens et se met au service des chansons. « Sa carrière a démarré tout de suite », se souvient Arlette, son épouse.
Le 29 janvier 1953, Goraguer passe son examen d’entrée à la Sacem après avoir été préparé par Julien Falk.
Au printemps 1958, le directeur artistique Denis Bourgeois l’appelle et lui propose de collaborer avec un nouvel artiste. En entrant dans son bureau, il reconnaît un pianiste de bar aperçu au Touquet. Inconnu du public, Serge Gainsbourg doit enregistrer son premier album. D’un commun accord, Alain Goraguer choisit d’introduire le jazz moderne dans les incontournables que sont à présent « Le poinçonneur des Lilas » et « Ronsard 58 ». Le disque qui paraît ensuite est un chef-d’œuvre, jamais égalé depuis lors. Incisifs, les textes sont soutenus par les arrangements ciselés d’Alain. Toutefois, comme Boris Vian, Gainsbourg peine à trouver son public. Suivent quatre albums personnels d’« Alain Goraguer et son orchestre » dont les éditions originales se vendent aujourd’hui à prix d’or.
Dans l’intervalle, Alain arrange les chansons d’un certain Boby Lapointe. Les enregistrements aux côtés de l’ancien scaphandrier sont parfois épiques. « Boby Lapointe était un personnage, un type très rigolo, se souvient-il. Il avait toujours ses cravates tachées de ce qu’il avait mangé à midi. Lorsque l’on enregistrait une chanson, je me mettais à côté de lui, car il fallait lui taper sur l’épaule pour qu’il parte au bon moment. Chanter faux, il n’y a rien à faire, mais la mesure, ce n’est pas pareil : une tape et l’interprète démarre. C’était un homme très intéressant. » Issu des cabarets, comme Serge Gainsbourg, Boby Lapointe n’est peut-être pas un grand interprète, mais il témoigne d’une époque où le texte l’emporte sur le chant et la mélodie. En studio, Goraguer déploie des trésors d’inventivité pour donner chair à « Aragon et Castille » et à l’ensemble des titres du 25 cm Sacré Boby Lapointe.
L’année 1959 sonne la fin de la jeunesse insouciante. Alors qu’il en signe la musique, Boris Vian décède lors d’une projection privée du film J’irai cracher sur vos tombes. Philips publie sur un 45-tours le thème principal, un blues de haut vol. Alain obtient la reconnaissance qui lui manquait en tant qu’artiste, néanmoins il reste inconsolable.
Se réfugiant dans le travail, il collabore avec Juliette Gréco, puis accepte de rendre service à Serge. Célébré par l’avant-garde, Gainsbourg vient de recevoir deux commandes de bandes originales, or il ne peut les honorer seul. Pour l’aider, Goraguer accepte donc de co-composer avec lui les mélodies et de les orchestrer. Les droits d’auteur sont équitablement partagés, mais au générique, il n’est crédité qu’en tant qu’arrangeur. Pour Les Loups dans la bergerie et L’Eau à la bouche, les deux amis écrivent principalement des instrumentaux de jazz, à l’exception de la chanson du même nom, « L’eau à la bouche », le premier succès de Serge. Tous deux sont heureux, néanmoins cet « arrangement » va finir, hélas, par miner leur collaboration. À partir de 1963, Goraguer n’acceptera plus d’orchestrer de musique de film, à moins d’être crédité en tant que co-compositeur. « Si Serge m’avait donné du crédit dans les musiques de films, s’il m’avait crédité en tant qu’arrangeur et co-compositeur, j’aurais pu continuer avec lui », confiait-il.
Alain Goraguer admirait « Le Poinçonneur des Lilas » de Serge Gainsbourg. Dans l’enregistrement original, il joue du piano (1957).
Au cours des années 1960, Alain Goraguer traverse un âge d’or et devient un véritable pourvoyeur de hits, sans qu’il ne puisse l’analyser : « Il n’y a pas de recette pour faire un tube, sinon on n’arrêterait pas d’en faire. Je ne crois pas non plus qu’on puisse expliquer le succès d’une chanson, c’est impossible. C’est un mystère : cela prend ou cela ne prend pas. » Son nom se dissimule ainsi derrière les arrangements de « La belle vie », de Sacha Distel ; « Moi je joue », de Brigitte Bardot ; « Inch’Allah », d’Adamo ; « La grande Zoa », de Régine ; « Le métèque », de Georges Moustaki, etc.
Stakhanoviste, il lance également les carrières de France Gall et Jean Ferrat. Dès son premier disque, il permet à la jeune femme de se distinguer des yéyés grâce aux sonorités soul de « Ne sois pas si bête ». Mais c’est pour Ferrat qu’il donne le meilleur de lui-même, en puisant dans la musique classique. À dire vrai, leurs talents se complètent idéalement : l’un privilégie les paroles, tandis que l’autre souhaite orchestrer. Fait unique dans la variété, « Gogo » arrangera tous les albums de son ami, jusqu’à sa mort. Dès leur commercialisation, « Nuit et brouillard », « Potemkine » et « La montagne », pour ne citer que quelques chansons, sont l’objet d’une grande ferveur populaire.
Preuve qu’il consacre sa vie au travail, Alain Goraguer ne peut assister à la réception organisée par la Sacem, lorsqu’il devient sociétaire à titre définitif en tant que compositeur, en 1964. Ce jour-là, il doit en effet réaliser un enregistrement.
Le 20 mars 1965 constitue l’apogée de sa carrière. Gogo accompagne France Gall au concours Eurovision à l’Auditorium RAI de Naples. Devant 150 millions de téléspectateurs, il dirige les musiciens. La chanson est de la plume de Gainsbourg et s’appelle « Poupée de cire, poupée de son ». Alain est un jazzman et il a accordé une grande importance à l’introduction et au rythme. À l’issue des votes, le titre remporte le premier prix. Le reste appartient à l’histoire : France Gall devient une star, Serge Gainsbourg reçoit de nombreuses commandes, quant à Alain Goraguer, il accepte pour la seule fois de sa vie d’accorder une interview à la télévision. A posteriori, il justifiait ce silence en affirmant que les interviews étaient généralement « des trahisons », à moins qu’elles ne soient en direct.
Absent lors de la réception quand il devient sociétaire à titre définitif, la Sacem prévient Alain Goraguer qu’il recevra sa médaille par paquet recommandé.
À partir de l’âge de quarante ans, conscient que les possibilités vocales des interprètes peuvent brider la créativité, Goraguer se consacre à l’écriture de bandes originales. En 1971, il signe la musique de Sur un arbre perché, un long-métrage de Serge Korber, avec Louis de Funès. Il la dépose à la Sacem le 15 septembre de la même année. Deux ans plus tard, il compose celles de L’Affaire Dominici, puis de La Planète sauvage, respectivement de Claude Bernard-Aubert et René Laloux. Ces films étant de facture dramatique, il rompt avec le jazz et dévoile une nouvelle facette de sa personnalité, plus mélancolique. Ces deux partitions sont écrites rapidement. La seconde s’avère délicate à mener, car il doit enregistrer une heure de musique en n’exploitant que deux thèmes. Il y parvient cependant avec brio et offre à Laloux un score dans lequel il dévoile sa science de l’orchestration. Jouant sur la bande originale de La Planète sauvage, le guitariste Benoît Kaufman détaille la manière dont Goraguer le laissait improviser. « Alain était un musicien particulièrement sensible, il savait très bien utiliser le talent des autres, grâce à sa psychologie, ce qui est une force. C’est une force, vous arrivez à faire accoucher le musicien, ce qu’il ne ferait peut-être pas de lui-même. »
Sélectionnée au festival de Cannes, La Planète sauvage se voit attribuer le prix spécial du jury. Dans son édition du 27 avril 1973, le journal Le Monde annonce qu’il s’agit d’« une œuvre hors du commun ». La musique fait ensuite l’objet d’un 33-tours, lequel devient au fil du temps un disque culte, à présent samplé par de nombreux rappeurs. Rétrospectivement, Gogo considérait que La Planète sauvage était sans doute sa partition la plus aboutie, et l’admiration d’une nouvelle génération de musiciens qu’elle lui avait value le touchait.
Fidèle en amitié, Goraguer accepte au milieu des années 1970 d’écrire la musique de films pornographiques à la demande de Serge Korber et Claude Bernard-Aubert. En hommage à Boris Vian, il choisit d’apparaître au générique sous le pseudonyme de Paul Vernon. Riche de plusieurs dizaines de références, cette « discographie parallèle » essuie les foudres de la censure, quand le long-métrage L’Essayeuse, de Korber, est condamné par la justice à la destruction.
N’étant pas destinés à la commercialisation, Goraguer attribue des titres facétieux aux morceaux de « Sur un arbre perché ». On y découvre son goût pour les calembours. (1971)
Vingt ans après ses débuts, la carrière d’Alain Goraguer se développe à l’international. Avec Claude Lemesle, il écrit « Aimer » à l’intention d’Isabelle Aubret. La chanson remporte d’ailleurs le premier prix du Festival musical de Tokyo. « Ma rencontre avec Claude Lemesle a favorisé mon désir de composer, précise-t-il. C’est le parolier avec lequel j’ai eu le plus de plaisir à travailler, il a beaucoup d’idées. » Mais les deux amis ne se limitent pas au Japon. Joignant leurs forces à celles de Pierre Delanoë, ils offrent à Nana Mouskouri « Je chante avec toi Liberté », une nouveauté s’inspirant d’un air d’opéra de Verdi. La maison de disques ne croit pas au potentiel de ce titre, toutefois le public le plébiscite et son interprète doit l’enregistrer dans plusieurs langues.
À la même époque, Alain et Claude écrivent de nombreuses chansons destinées à Serge Reggiani. « La plupart du temps, je lui donnais un départ de texte ou une idée, explique Lemesle. Un scénario. Je ne voulais pas l’enfermer dans une métrique trop rigide. Par exemple, pour la chanson “Le souffleur”, j’ai dit à Alain : “C’est l’histoire d’un souffleur qui en a assez d’être dans l’ombre et qui voudrait monter sur scène.” Il a composé d’après le scénario et j’ai fait ensuite les paroles. Il a écrit exactement la musique qui correspondait à l’histoire. »
Preuve qu’il ne séduit pas que la variété, Alain imagine aussi l’emblématique générique de l’émission Gym Tonic, animée par Véronique et Davina, au début des années 1980. Par la suite, l’industrie du disque évoluant, Goraguer reçoit moins de commandes. Souhaitant s’investir autrement dans la musique, il demande à rejoindre le Conseil d’administration de la Sacem en qualité de compositeur, en 1987. En 1994, il occupe les fonctions de vice-président.
Sa dernière chanson marquante est déposée le 8 novembre 2002. Co-composée avec son fils Patrick sur des paroles de Jean-Loup Dabadie, elle s’intitule « Le temps qui reste » et met en scène un vieillard qui se demande quand il va mourir. En studio, Serge Reggiani trouve la bonne émotion, sans savoir qu’elle sera sa dernière chanson.
Inspirée du « Barbier de Séville », la chanson de Claude Lemesle et Alice Dona bénéficie d’une orchestration proche elle aussi de l’opéra de Rossini. « C’est l’un des seuls orchestrateurs français qui lisent vraiment les textes, déclare Claude Lemesle. Beaucoup se basent sur la mélodie, les harmonies. Quand on lui apporte un texte, on est sûr qu’il va le lire, s’en imprégner, qu’il va le comprendre. » (1977)
Alain Goraguer décède le 13 février 2023. L’âge venant, il avait accepté d’accorder quelques interviews, recevant les journalistes à son domicile, à quelques encablures de la tour Eiffel. Le jour de ses funérailles, Claude Lemesle et Isabelle Aubret chantent « Aimer ». Pendant la cérémonie, un inconnu a pris la parole et lui a rendu un magnifique hommage : « Lorsque j’étais enfant, j’écoutais de la chanson française. C’est bien des années après que j’ai compris que derrière ces différents artistes, il y avait un musicien qui nous éduquait et cherchait patiemment à développer notre goût. Cet homme s’appelait Alain Goraguer. »
Toutes les citations d’Alain Goraguer et des personnes interrogées proviennent du livre En studio avec Alain Goraguer, ou des entretiens réalisés par l’auteur, et sont reproduites ici avec l’accord de la maison d’édition Le mot et le reste. L’ouvrage est disponible en librairie et sur les sites de vente en ligne.
Rédigé par Rémi Foutel. Publié en février 2025 - Crédit photo : Jacques Aubert/Universal Music France / Bridgeman Images