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L’habilleur d’images
De Roubaix à Hollywood, Georges Delerue a marqué l’histoire de la musique et du cinéma en composant plus de 300 bandes originales pour les plus grands, de François Truffaut à Costa-Gavras. On lui doit des airs historiques, de lyrisme, de romantisme, de mélancolie comme d’euphorie.
Il a adhéré à la Sacem en qualité de compositeur en 1946 et d’auteur en 1989.
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Né à Roubaix, Georges Delerue grandit au 27, rue de Valmy aux côtés de son père, qui porte le même nom que lui, et de sa mère, Marie Lhoest. Ses parents le modèlent, chacun à leur manière. Ils sont des maillons essentiels de chaque trait, chaque expérience, chaque décision qui ont mené à la carrière de Georges Delerue. Il y a d’un côté Georges, l’ouvrier, contremaître dans une fabrique de limes : il est celui qui lui apprendra la rigueur professionnelle. À l’époque, en pleine Seconde Guerre mondiale, beaucoup de jeunes comme lui sont contraints de travailler avant même l’âge adulte. Georges, qui faisait des études de métallurgie à l’Institut Turgot, les délaisse pour rejoindre son père à l’usine et subvenir aux besoins de la famille. Il n’a alors que quatorze ans. Sauf que chez lui, il y a sans arrêt de la musique, et notamment ce piano dont joue sa mère. Car il a grandi dans une famille de mélomanes, mais aussi de cinéphiles : les Delerue se rendent aux séances dans les salles obscures dès qu’ils le peuvent. À cinq ans, le petit Georges s’est même essayé à la fabrication d’un projecteur avec un Meccano, ce jeu de construction entièrement métallique. La culture d’un côté, le travail manuel de l’autre… pour lui tout est lié.
La musique l’anime, c’est une évidence. Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’en rendre compte : sa mère l’inscrit très jeune au conservatoire de Roubaix, rue de Soubise. Il y apprend les rudiments du solfège et du premier instrument qu’il prendra dans les mains, la clarinette. Il en profite pour se rapprocher de son grand-père maternel, chef de chœur, avec qui il joue dans des fanfares locales. La musique est une histoire de famille. Mais comment s’y consacrer quand on manque de ressources ? Si Georges souhaite se vouer au quotidien à la musique, il doit aussi travailler. Alors, avec ses parents, il trouve un arrangement : ce sera l’usine le matin, le conservatoire l’après-midi. Là, il finit par intégrer la classe de piano. Aux côtés de sa professeure, Mme Picavet-Bacquart, il étoffe sa technique et sa connaissance des plus grands artistes classiques, de Chopin ou Mozart à Beethoven.
Malgré les obstacles, Georges s’accroche. Il y a le travail qui lui prend beaucoup de temps. Il se retrouve aussi plâtré pendant cinq mois à la suite d’une chute à vélo. Il prend du retard par rapport aux autres, mais il reste déterminé. D’ailleurs, on croit en lui : le directeur du conservatoire, Alfred Desenclos, finit par l’intégrer dans la classe d’harmonie et parvient à convaincre sa famille que Georges doit se consacrer exclusivement à la musique.
Pendant ses années au conservatoire de Roubaix, Georges Delerue aura remporté de nombreux prix en clarinette, piano, harmonie et musique de chambre. Nous sommes en 1945, il ne le sait pas encore mais il va devenir l’un des plus grands et prolifiques compositeurs de musiques de film de son temps.
Certains se contentent de rêver d’ailleurs et d’autres concrétisent les choses. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? À l’époque, c’est à Paris que tout se passe – du moins que tout peut arriver. Georges Delerue est doué, c’est indéniable, mais il doit quitter Roubaix pour avancer. À vingt et un ans, il fait ses valises et part, direction la capitale, pour rejoindre les bancs du Conservatoire de Paris. Son professeur ? Darius Milhaud, grand compositeur de musique classique. Une rencontre déterminante. C’est ici que le musicien apprend les rouages de la direction d’orchestre, profitant des nuits pour se produire dans des petits pianos-bars de la Ville lumière, peaufinant sa technique. Et ça fonctionne. D’abord, il devient adhérent de la Sacem en qualité de compositeur.
Puis, lauréat d’un prix en composition musicale alors qu’il n’a même pas vingt-cinq ans, il reçoit aussi le Grand Prix de Rome, célèbre concours artistique. Sa musique voluptueuse, raffinée et romantique est récompensée, son talent reconnu.
Mais comment s’ouvrir au monde et aux autres formes d’art ? En rencontrant Jean Vilar, par exemple. Un homme engagé, passionné et passionnant. Un comédien de théâtre pour qui cet art « est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin ». Un artiste qui a le goût du partage chevillé au cœur, le théâtre comme moteur. Au moment où il fait la connaissance de Georges Delerue, Jean Vilar dirige le Théâtre national populaire (TNP), place Lazare-Goujon, à Villeurbanne dans le Rhône. Surtout, Jean Vilar a fondé en 1947 le festival d’Avignon, grand-messe du genre. Les deux hommes partagent le goût d’un art exigeant mais accessible. Jean sollicite Georges pour travailler sur des musiques au TNP, qui connaît alors un succès grandissant.
Le compositeur roubaisien explore alors les ambiances sonores sombres sur du Shakespeare, s’essaie aux musiques comiques pour habiller Molière… Grâce à Jean Vilar, Georges Delerue sort des partitions classiques pour s’ouvrir aux joies des planches, à la difficulté d’animer musicalement une pièce. Ce ne sera que le début de ses collaborations avec les plus grands du théâtre puisqu’il travaillera aussi, plus tard, avec Boris Vian ou encore Raymond Devos dans Les Pupitres. Le journal Le Monde saluera ce spectacle où Devos « assume à lui seul l’absurde de notre condition, pour nous en délivrer l’espace d’une soirée ». Ces succès vont ouvrir à Georges Delerue l’univers du cinéma et l’amener à composer des musiques de film pour François Truffaut, Jean-Luc Godard ou encore Agnès Varda.
Sur cette photo d’Alain Marouani, Georges Delerue tient fermement sa partition.
Il y a la bande originale du film Le Mépris (Godard), où les violons s’envolent et toisent avec mélancolie la face sombre du monde. La valse apaisante sur un air d’opéra qui habille Du côté de la côte (Varda). Les cuivres chaloupés dans Tirez sur le pianiste (Truffaut). Ces instruments à vent qui rendent terriblement poétique le film La Peau douce (Truffaut).
Des films réalisés par les instigateurs du mouvement du cinéma français que l’on a appelé la « Nouvelle Vague ». Des musiques composées par un seul homme : Georges Delerue. « Ce qui me plaisait chez les réalisateurs de la Nouvelle Vague, c’était l’amour qu’ils portaient à la musique, et cela, c’était nouveau », déclarera-t-il plus tard. « Pour moi, la musique de film, c’est comme une question de grammaire. Si l’on accepte de comparer un film à un roman, je mets de la musique sur mes images quand nous passons du présent à l’imparfait » : voilà comment François Truffaut explique son approche de la musique au cinéma. Leur duo avec Delerue fonctionne à merveille. Tous deux ne veulent pas faire entendre de la musique si ce n’est pas nécessaire. Elle doit être à propos, tantôt discrète, tantôt omniprésente. La musique est à elle-même un personnage de film. Les deux artistes ont aussi à cœur l’amour sous toutes ses formes. Pendant la Nouvelle Vague, Delerue affine son style romantique. Ensemble, ils collaborent sur une dizaine de films entre 1962 et le début des années 1980. Il y a La Femme d’à côté, L’Amour en fuite, Le Dernier Métro… mais aussi Jules et Jim, l’un des plus célèbres triangles amoureux français, et aussi l’une des musiques de film les plus connues. Si ce n’est pas Delerue qui compose Le Tourbillon, il est derrière l’intégralité des musiques qui habillent ce film, resté aujourd’hui dans l’histoire du cinéma.
Et puis il y a la musique qui cohabite avec les couleurs de Rome, Brigitte Bardot et Michel Piccoli : la bande originale du Mépris de Jean-Luc Godard, avec le célèbre thème de Camille, répétitif, entêtant, aux cordes graves et mélancoliques. Un thème repris plus tard par Martin Scorsese dans Casino. Fort de ces expériences avec les plus grands réalisateurs et réalisatrices de l’époque, Georges Delerue se forge une solide réputation dont le point d’orgue advient à la fin des années 1970. En trois ans, le prolifique compositeur remporte trois César de la meilleure musique originale : le premier pour Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier, le deuxième et le troisième pour L’Amour en fuite et Le Dernier Métro de François Truffaut. Et ce sont loin d’être les seules consécrations qu’il reçoit. Car Georges Delerue s’est également fait un nom à l’international. Il remporte même l’Oscar de la meilleure partition originale pour le film I Love You, je t’aime de George Roy Hill. Il réside d’ailleurs quelques années à Hollywood, en gardant toujours un pied en France et en restant fidèle à son amour pour le cinéma français.
Au début des années 60, Georges Delerue collabore à nouveau avec François Truffaut sur le film La Peau douce.
Au crépuscule de sa vie, l’artiste se remémore dans le livre de Frédéric Gimello-Mesplomb, Georges Delerue, une vie, cette journée où, enfant, il avait trouvé un bout de pellicule 35 mm, cet appareil de projection qu’il avait tenté de construire, et puis ces longues soirées à décalquer sur du papier transparent des têtes de personnages célèbres. En faisant de lui-même ce constat : « La passion du cinéma m’a atteint très jeune et si je ne suis pas devenu metteur en scène ni projectionniste, mais compositeur de musique, comme par hasard, je compose pour le cinéma… »
Décédé à l’âge de soixante-sept ans d’une attaque cérébrale le 20 mars 1992, Georges Delerue est l’un des plus émérites et prolifiques compositeurs de musiques de film. Ses œuvres romantiques, lyriques, sombres comme enjouées, demeurent une inspiration pour de nombreux artistes. L’année précédant sa mort, la Sacem l’a d’ailleurs récompensé lors d’une cérémonie à Cannes d’une médaille d’honneur, alors qu’il était devenu sociétaire définitif trente ans plus tôt.