Cette fois-ci, Giuseppe Verdi entend bien empêcher le compositeur français de procéder comme il le fait depuis quarante ans. « Je vous prie télégraphier votre agent Nice défendre monsieur Perny de faire chanter dans son concert des morceaux de Otello et de défendre tout programme où on chanterait des morceaux du même ouvrage. »
Ce télégramme comminatoire de février 1887 est signé Verdi et arrive de Milan, ce qui explique son orthographe parfois approximative. Perny a publié Amalia, « polka pour le piano sur des motifs de l’opéra I Masnadieri » en 1847. Ont suivi ensuite des dizaines de valses, fantaisies, études, caprices, marches, leçons, souvenirs ou quadrilles tirés successivement de chaque opéra de Verdi.
Pour un Européen d’aujourd’hui, Pierre Perny est un compositeur français puisqu’il est né à Nice en 1822 et mort dans la même ville en 1908. Or il se trouve que le joyau de la Côte d’Azur, à sa naissance, appartient à la maison de Savoie après avoir été annexé par la France entre 1792 et 1814. C’est d’ailleurs sous souveraineté française qu’y est né Giuseppe Garibaldi, le futur artisan de l’unité italienne. Et le soutien de la France à la cause nationale italienne a pour contrepartie, en 1860, un plébiscite qui rattache définitivement Nice et la Savoie à la France.
Son père travaille au consulat de France et il commence sa carrière comme pianiste accompagnateur dans l’orchestre du théâtre Royal de Nice. S’il a fait une partie de ses études au Conservatoire à Paris, il est sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Incarnation d’une double allégeance à deux nations, il est un compositeur officiel sous deux drapeaux.
Il compose à la gloire du roi Charles-Albert puis de Victor-Emmanuel II, le futur premier roi de l’Italie unifiée, à la gloire de l’armée sarde s’illustrant pendant la guerre de Crimée, à la gloire de Napoléon III … Le 18 juin 1860 est solennellement créé son Chant patriotique niçois, sur un texte de Théodore de Banville. En 1888, devenu français il publiera encore un menuet et une gavotte en l’honneur du roi Humbert Ier d’Italie.
Pendant ce temps, l’astre de Giuseppe Verdi est monté au firmament, à la fois comme compositeur et comme symbole de l’unité italienne. L’air des Hébreux dans l’opéra Nabucco, par exemple, symbolise en 1842 le combat contre l’occupant autrichien et devient un immense « tube » populaire. On prend l’habitude de narguer les autorités en criant dans les théâtres « Viva Verdi », c'est-à-dire « Viva Victor Emmanuel Rei de Italia » – « vive Victor-Emmanuel roi d’Italie », un miraculeux acronyme.
À plus de soixante-douze ans, le plus grand maître de la musique italienne – et peut-être du monde, puisque Richard Wagner s’est éteint en 1883 – n’en reste pas moins un expérimentateur. Après presque huit ans de chantier, son opéra Otello est créé le 5 février 1887 à la Scala de Milan. Succès, admiration, acclamations… mais embarras de beaucoup de professionnels, à commencer par l’éditeur de Giuseppe Verdi. Car Otello rompt avec les habitudes de l’alternance entre récitatifs et arias, favorable au découpage d’un opéra en grands numéros populaires.
Verdi a été guidé par les nécessités de son ouvrage mais aussi par une exaspération de plus en plus nette devant une industrie parallèle à ses opéras, qui consiste à réarranger ses grands airs pour tous types de formations et dans touts les genres à la mode. Ses compositions en sont souvent altérées, tandis que des musiciens revendiquent des droits d’auteur pour ce que le vieux maître considère souvent comme des sacrilèges. Et le télégramme du compositeur à la Sacem a été efficace : Pierre Verny ne déposera aucune composition parasite d’Otello.
Par Bertrand Dicale
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